Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 28 décembre 2014

Petits oiseaux

Yôko Ogawa
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Actes Sud


Il en est des livres comme des hommes : certains sont bavards et bruyants tandis que d'autres sont discrets et délicats. Entre les deux, on déclinera toute une gamme de nuances mais, sans hésiter, "Petits oiseaux" appartient à la seconde catégorie. 

Y. Ogawa nous conte l'histoire de deux frères dont le cadet est seul à comprendre l'aîné. Celui-ci parle le "pawpaw", une langue inspirée du gazouillement des oiseaux auxquels il voue une réelle passion. La directrice de l'école maternelle voisine l'a bien compris : elle lui permet de venir nettoyer régulièrement la volière qui se trouve dans la cour de récréation. Quant au cadet, régisseur dans la résidence d'un riche propriétaire, il soigne les roses et veille à la préservation du lieu.
La vie des deux frères s'écoule tranquillement, au rythme de leur solitude partagée. Tout au plus préparent-ils un voyage, mais est-il si important qu'il ne puisse être annulé ? Ce qui compte, ce sont les rituels : soigner les oiseaux, respirer le parfum des roses, préparer les bagages...

Lorsque le frère aîné meurt, c'est le puîné qui reprend l'entretien de la volière. La vie à nouveau s'écoule, troublée par la disparition d'un enfant et les insupportables soupçons à l'encontre du Monsieur aux petits oiseaux. Privé du nettoyage de la volière puis mis à la retraite, il continue son existence sur le même mode, modifiant simplement ses rituels.

A la fois poétique et terriblement à l'écoute de l'apparente banalité du quotidien, voici un roman qui pourrait paraître austère s'il n'était aussi subtil. Roman de la solitude et des petits riens, du temps qui passe sans faire de bruit ; roman de la différence sur laquelle on ne s'attarde pas, ou si peu. Comme si les mots incompréhensibles prononcés par le frère aîné ne troublaient personne, sa présence attentive et vivante se suffisant à elle-même.

Une fois encore, Yôko Ogawa nous invite à regarder le monde différemment, et surtout à l'écouter. Car tout est son dans ce texte magnifique : le chant des oiseaux mais aussi celui du grillon, le bruit du papier de sucette qu'on déballe puis qu'on froisse, les cris d'enfants, le battage de la douleur qui martèle l'intérieur du crâne... 

Prenez le temps d'entrer dans cet univers si particulier : on en ressort comme apaisé, un peu plus à l'écoute du monde et de ses silences. Peut-être aussi un peu plus à l'écoute de notre propre existence.

Ce livre fait partie de la sélection des "Matchs de rentrée littéraire 2014" organisé par PriceMinister

"Chacun chantait de plus belle avec la gorge qui lui avait été attribuée..."


dimanche 21 décembre 2014

La confrérie des moines volants

Metin Arditi
Points n°3326


Russie, 1937. Douze moines rescapés des massacres religieux perpétrés par les forces de Staline se donnent pour mission de sauver le patrimoine de la Sainte-Eglise de Russie. Vivant au fond des bois sous l'autorité du frère Nikodime, un colosse aux pieds d'argile hanté par son passé et tourmenté par le désir charnel, ces hommes prennent des risques quotidiens pour sauver les plus beaux trésors de l'art sacré orthodoxe des pillages et destructions orchestrés par les bolcheviques. Une fois les icônes et autres encensoirs sauvés, ils les enterrent dans une cache spécialement aménagée, au milieu d'un cimetière abandonné. Les acrobaties auxquelles ils doivent parfois se résoudre pour décrocher certaines œuvres des murs des églises leur ont donné l'idée de se nommer la confrérie des moines volants.

Paris, mai 2000. Mathias, photographe de mode renommé, découvre au décès de son père que celui-ci ne lui a peut-être pas tout raconté de sa vie et de ses origines. Une lettre cachée dans un meuble légué par son paternel lui révèle que sa grand-mère était russe et un cahier remisé au même endroit titille la curiosité de l'artiste : il répertorie des objets d'art religieux qui auraient été mis à l'abri dans un refuge ainsi qu'un plan... Commence alors pour Mathias une double quête qui le mène au pays de ses ancêtres à la recherche de ses origines et d'un patrimoine culturel important.

Entre 1918 et 1938, l'église orthodoxe russe a fait l'objet de véritables massacres : plus de 1000 monastères furent fermés, 50.000 églises furent saccagées et quelque 200.000 religieux et membres du clergé furent exécutés par le NKVD, le commissariat du peuple aux Affaires intérieures. 

Mêlant le réel à l'imaginaire, y compris dans une préface qui pourrait laisser croire que la confrérie des moines volants a bel et bien existé, Metin Arditi signe ici un roman contrasté. La première partie, illustrée par des personnages hauts en couleur, est passionnante. On suit avec intérêt les opérations de sauvetage menées par ces moines portés par une foi inébranlable et conduits par le frère Nikodime en perpétuelle quête de rédemption. La seconde partie, en revanche, me laisse un peu sur ma faim. Les personnages y manquent de charisme, à l'exception peut-être de Polia, la journaliste russe qui accompagne Mathias dans ses démarches et qui incarne la Russie des années 2000. Entre non-dit, culpabilité et devoir de mémoire, cette seconde intrigue, même si elle s'inscrit dans la continuité de la première, manque un peu de rythme et de souffle. Au final, on ne sort toutefois pas déçu de la lecture de ce livre qui fait partie de la sélection 2015 du Prix du meilleur roman des lecteurs de Points.


dimanche 14 décembre 2014

Dans les forêts de Sibérie

Sylvain Tesson
Folio n°5586


"Le luxe ? C'est le déploiement devers moi de vingt-quatre heures, offertes chaque jour à mon seul désir. Les heures sont de grandes filles blanches dressées dans le soleil pour me servir". 
Voilà effectivement le vrai luxe : le temps. Celui qui m'a manqué ces dernières semaines pour lire et partager avec vous mes lectures. Jusqu'à ce que des amis m'offrent le livre de S. Tesson en me disant "Tu vas voir, ce livre est extraordinaire. Il te plaira". 
Et oui, il m'a plu. J'ai tout de suite aimé suivre l'auteur dans son repli, son éloignement total de la société ("Le nom donné à ce faisceau de courants extérieurs qui pèsent sur le gouvernail de notre barque pour nous empêcher de la mener où bon nous semble"), dans son observation de la nature et ses contacts privilégiés avec une mésange, dans ce besoin de silence, de retrait...

Durant 6 mois, Sylvain Tesson s'est installé dans une isba de bois, loin de tout et de tous, au bord du lac Baïkal. Muni de l'équipement ad hoc pour survivre dans ce milieu que certains qualifieraient volontiers d'hostile, c'est aussi en compagnie de livres aussi divers que variés qu'il a vécu cette parenthèse érémitique : Kirkerkegaard, Lacarrière, Sade,Giono, Lao-Tseu, Hemingway... de la philosophie, des romans, des nouvelles, du théâtre. De quoi combler toutes les attentes d'un homme qui a fait le choix d'une parenthèse assez radicale.

A la fois poétique et bien ancré dans le réel, drôle et plein de (bon) sens, le récit de Sylvain Tesson a cela de fascinant qu'il nous permet, par la réflexion qu'il suscite, de trouver quelques fenêtres de respiration dans un quotidien parfois encombré.

Soyons francs : la Sibérie ne me tente pas plus aujourd'hui qu'hier : je n'aime pas le froid ! Mais il m'arrive de rêver d'une "île déserte"... Ma Sibérie à moi se trouve à un jet de pierres de mon "isba", je l'aperçois au loin, de ma fenêtre : c'est une cathédrale de hêtres où le silence, les mésanges et les couleurs me permettent de me ressourcer, de me recentrer. Et vous, à quoi ressemble votre Sibérie ?


Forêt de Soignes, lieu-dit des Enfants noyés

lundi 29 septembre 2014

Les Tendres Plaintes

Yôko Ogawa
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle et Yukari Kometani
Babel (Actes Sud) n° 1268


Loin de Tokyo et de son agitation, Ruriko, la narratrice, a fui son mari infidèle pour trouver refuge dans un chalet familial, au milieu de la forêt. La solitude, les bruits de la nature, les souvenirs qu'elle peut lire dans les murs du chalet se mêlent à son activité de calligraphe pour meubler ses journées et lui apporter calme et sérénité. 

Non loin de là oeuvrent Nitta, facteur de clavecin, et Kaoru, son apprentie. Leur vie tourne autour du bois qu'ils travaillent, des plumes qu'ils taillent et de la musique qui emplit leur existence lourde de secrets. Nitta porte en lui le deuil d'une carrière de musicien avortée depuis que le trac le paralyse dès qu'il joue devant un auditoire, aussi restreint fut-il ; quant à Kaoru, c'est le meurtre de son fiancé qui a bouleversé son existence. Pour ces deux êtres, le travail et le silence sont des baumes apaisants, tout comme la présence de Dona, un chien aveugle et sourd requérant toute leur attention.

Lorsque Ruriko rencontre les deux artistes, elle est d'abord fascinée par ce duo absorbé par un travail dont l'essence même lui échappe. Mais ce qui lui échappe également, c'est la nature du lien qui unit le maître et l'apprentie : Ruriko ne parvient pas à déceler s'il est de l'ordre de l'amitié ou de l'amour ; cela la trouble d'autant plus que Nitta ne la laisse pas indifférente.

Dans ce trio qui évolue au son des Tendres Plaintes de Rameau, l'amour du beau et du travail parfait va peu à peu se conjuguer avec la jalousie et l'incompréhension. Mais peut-être faut-il en passer par là pour permettre à chacun de se retrouver et, à Ruriko, d'envisager une existence nouvelle ?

Yôko Ogawa maîtrise l'art de capter la beauté subtile de moments rares ; mieux encore, elle sait les traduire avec émotion pour nous mener sur des chemins où l'art et la nature s'inscrivent en contrepoint des sentiments humains. "La petite pièce hexagonale" en était un bel exemple, "Les tendres plaintes" confirme ce talent. 


Pour écouter les Tendres Plaintes, cliquez ici

dimanche 31 août 2014

La mer, le matin

Margaret Mazzantini
Traduit de l'italien par Delphine Gachet
10/18 n°4814


Jamila fuit la Libye et la guerre qui lui a pris son mari. Elle n'a qu'un espoir : mettre son fils Farid à l'abri du conflit en s'embarquant sur un rafiot de fortune en compagnie d'autres réfugiés pour gagner la Sicile. 
Angelina est née et a grandi en Libye avant d'être, comme tous les colons italiens, chassée par le régime de Khadafi. Elle vit en Sicile où elle se sent étrangère et n'a qu'un rêve : retourner sur les terres de son enfance avec son fils Vito, un jeune homme en mal de vivre.
Deux femmes, deux destins d'une rive à l'autre de la Méditerranée : la mer comme une espérance, synonyme de fuite ou de retour.

Avec une infinie justesse et une sensibilité à fleur de page, Margaret Mazzantini nous mène sur les traces de ces migrants prêts à tous les sacrifices pour contrer le destin. Loin de nous dépeindre une situation misérabiliste ou larmoyante, l'auteur place le récit sous le signe du courage et de la volonté incarnés par ces mères qui, sans même le savoir, écrivent un fragment de l'histoire. 

En lisant ces lignes, comment ne pas penser à ces images trop souvent répétées  : ces gens au bord du désespoir qui sacrifient jusqu'à leur dernier sou pour trouver une terre d'accueil où, enfin, ils pourront vivre sans la peur au ventre ? Comment ne pas penser à tous ces pays en guerre où les civils paient cher la folie de ceux qui les gouvernent ? Et comment ne pas savourer la chance de vivre dans des lieux où règne la paix ? 

Au moment où je terminais la lecture de "La mer, le matin", les médias annonçaient la disparition de 170 Africains au large des côtés libyennes, à l'est de Tripoli, après que l'embarcation en bois sur laquelle ils avaient embarqués ait chaviré. Lire le livre de Margaret Mazzantini m'a paru soudain encore plus indispensable...

samedi 23 août 2014

La grande embrouille

Eduardo Mendoza
Traduit de l'espagnol par Françoise Maspero
Points n°3273


C'est dans une Espagne en crise, dans les bas-fonds de Barcelone, que Mendoza situe son roman qu'il aurait tout aussi bien pu baptiser "La grande débrouille" ! Sur fond d'investigation, on y croise Vito, un coiffeur délaissé par sa clientèle, une famille de restaurateurs chinois, un accordéoniste, un artiste jouant les statues vivantes, un swami professeur de yoga, une adolescente dévoreuse de glaces... tous réunis par un même objectif : retrouver le Beau Rómulo qui a disparu après avoir annoncé qu'il fomentait un mauvais coup.

Vito et Rómulo s'étaient rencontrés alors qu'ils purgeaient une peine dans un centre pénitentiaire pour délinquants souffrant de troubles mentaux. Une fois sortis de cet établissement, chacun avait poursuivi sa route : coiffeur pour l'un, concierge pour l'autre. Et puis soudain, des années plus tard, voilà que Rómulo refait surface, proposant à Vito de l'assister sur un coup avant de s'évaporer littéralement, laissant femme et belle-fille désemparées. Commence alors une enquête menée par Vito et ses amis qui découvrent rapidement qu'en plus de mettre la main sur Rómulo, il leur faut déjouer une attaque terroriste visant Angela Merkel ! 

L'humour et la fantaisie sont présents à toutes les pages de ce roman qui se lit comme un polar mais relève autant de la fable que de la fresque sociale. Mendoza balade son lecteur dans une ville accablée par la chaleur estivale, l'expose à des situations burlesques, à des personnages paumés mais attachants, à des excès toujours mesurés.... pour, au final, le divertir avec brio et intelligence. Pour ma part, j'ai adoré cette lecture délassante et revigorante !


Barcelone, Parc Guell (© Sylvie Strobl)

lundi 11 août 2014

Neige

Maxence Fermine
Points n°804


Yuko a 17 ans : l'âge de tous les possibles. L'âge, pour ce fils de prêtre shintoïste, de choisir un métier. Dans la famille du jeune homme, on se partage entre la religion et l'armée. Mais Yuko rêve d'autre chose. Au grand dam de son père, il veut devenir poète et consacrer son existence à écrire des haïku et à "regarder passer le temps".
Outre la poésie, Yuko a une autre passion : la neige. "La neige est un poème. Un poème d'une blancheur éclatante. Elle recouvre en janvier la moitié nord du Japon. Là où vivait Yuko, la neige était la poésie de l'hiver". Alors chaque jour, Yuko part dans la montagne, s'installe au même endroit et compose des poèmes sur la neige.

Jusqu'au jour où le poète officiel de la cour découvre les oeuvres du jeune homme et les trouve de belle facture. Toutefois, il y décèle un petit défaut : les mots utilisés par Yuko pour chanter la neige manquent de couleur. Ce qui lui fait défaut, c'est la connaissance d'autres formes artistiques : sait-il danser, peindre, calligraphier, composer ? "La poésie est avant tout la peinture, la chorégraphie, la musique et la calligraphie de l'âme. Un poème est un tableau, une danse, une musique et l'écriture de la beauté tout à la fois". Seul un maître peut enseigner toutes ces disciplines à Yuko et l'aider à faire vibrer ses mots : l'ancien samouraï et vieux peintre aveugle Soseki. Le jeune artiste s'engage donc dans un voyage à travers les montagnes enneigées pour rejoindre le vieil homme et bénéficier de son enseignement. Entre l'élève et le maître, la compréhension et la transmission seront totales et d'autant plus fortes que l'image entrevue par Yuko d'une jeune femme enterrée dans un cercueil de glace feront renaître, chez Soseki, les émois d'un amour passé.

Totalement épuré, ce premier roman de Maxence Fermine m'a séduite par sa justesse de ton et d'écriture. L'auteur y fait preuve d'un grand talent et d'une réelle maîtrise des mots. Aucun n'est superflu, aucun ne fait défaut. D'une grande poésie, rédigé en courts chapitres, Neige est une invitation à la lenteur, à la contemplation, à la méditation. Univers de douceur floconneuse sans mièvrerie à savourer, à lire et à relire pour s'en imprégner, en saisir toutes les sonorités et les nuances. 

Découvrez aussi Le papillon de Siam du même auteur


dimanche 3 août 2014

Les larmes du seigneur afghan

Campi / Zabus / Pascale Bourgaux
Aire Libre


J'ai beaucoup d'admiration pour les femmes grands reporters et plus encore pour celles dont le métier s'exerce dans des coins du globe où le statut de la femme est tout sauf enviable. Parmi ces journalistes de talent, Pascale Bourgaux m'a toujours impressionnée par la qualité de son travail et sa profonde humanité. Grande connaisseuse de l'Afghanistan où elle s'est rendue à de nombreuses reprises, elle témoigne ici de l'évolution d'un village du nord du pays qui fut un modèle de la résistance anti-talibane.

Mars 2010 : bien que la RTBF lui ait fortement déconseillé d'entreprendre le voyage pour des raisons de sécurité, P. Bourgaux s'embarque en direction de Kaboul avant de rejoindre Dasht-E-Qaleh et d'y retrouver Mamour Hasan, un chef de guerre chez qui elle a été hébergée à de nombreuses reprises lors de ses reportages. Durant toute la guerre, l'homme s'est illustré par sa lutte contre le régime taliban et la journaliste a noué avec lui et ses proches une relation de confiance importante pour exercer à bien son métier. 
Pourtant, dès son arrivée, la reporter perçoit que les choses ont changé. Même si le vieil homme conserve son autorité, certains dans son village et parmi ses très proches, déçus par le pouvoir mis en place après le départ des Américains, se tournent vers l'ancien ennemi. Comment les choses ont-elles pu changer à ce point ? L'interrogation et l'investigation menées par la journaliste se doublent de ses propres questionnements par rapport à son métier, à ses peurs parfois, à la façon dont on peut rendre compte, en occident, de situations dont la complexité fait que nous en avons souvent une vision tronquée, imprégnée de notre conception occidentale de la société, oubliant souvent la réalité locale qui rend le quotidien beaucoup plus nuancé qu'il ne nous paraît.

A l'origine de cette bande dessinée, la réalisation d'un documentaire tourné par la journaliste. En lui offrant un prolongement graphique, nul doute que P. Bourgaux, Th. Campi et V. Zabu toucheront un plus large public, sans doute différent aussi. A classer au rang d'autres ouvrages du genre consacrés à l'Afghanistan comme l'excellent travail de Guibert, Lefèvre et Lemercier, pour l'album Le Photographe.


dimanche 27 juillet 2014

La singulière tristesse du gâteau au citron

Aimee Bender
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy
Points n°3194


Le jour de ses 9 ans, Rose, les yeux brillants de plaisir, s'apprête à dévorer le gâteau au citron confectionné par sa mère pour l'occasion. La première bouchée lui suffit pour se rendre compte que, loin d'être trop acide ou trop sucré, un peu sec ou pas assez cuit, le gâteau manque d'âme. A la 2ème bouchée, Rose comprend qu'elle est capable de ressentir les émotions de ceux qui l'entourent à travers les plats qu'ils ont cuisinés. Et soudain s'impose à elle comme une évidence que "les mains habiles de (sa) mère avaient confectionné ce gâteau et son esprit avait su comment équilibrer les ingrédients, mais elle n'était pas à ce qu'elle faisait, ne se sentait pas concernée". 

Dès lors, les repas perdent de leur saveur mais gagnent en psychologie ! Et de la psychologie, il en faut pour tenir sa place dans cette famille de la middle-class américaine où le père ne vit que pour son travail, où la mère trompe son mal-être en prenant un amant et où Joe, le frère intelligent mais incapable de ressentir des émotions, est lui aussi doté de pouvoirs pour le moins particuliers...

Cette découverte transforme la vie de Rose ; ce que certains considèrent comme un don frise la malédiction pour la fillette dont le rapport au monde et aux êtres qui l'entourent se trouve complètement bouleversé. Plus moyen de manger sans être assaillie de sensations parfois bien trop fortes pour une enfant de son âge, qui étouffent ses propres émotions. La fillette devient une adolescente renfermée puis une jeune femme qui peine à se construire, jusqu'à ce que ce soit la cuisine qui lui permette de se révéler.

Avec ce roman initiatique doux-amer, Aimee Bender nous conduit dans un univers où réel et fantastique se côtoient et s'enchevêtrent sans pour autant abandonner le lecteur au bord du chemin : on est loin d'un onirisme à la Murakami ! Il faut dire que l'humour n'est jamais loin et que la petite Rose est un personnage bien attachant. Un livre à savourer en se laissant porter, sans chercher à établir ce qui est possible ou ne l'est pas.



dimanche 20 juillet 2014

Ru

Kim Thúy
Le Livre de Poche n°32566


A la manière d'un peintre pointilliste, Kim Thúy réécrit son histoire par petites touches. Loin de reconstituer une fresque bien léchée, elle nous relate sa vie au gré de ses souvenirs et de ses émotions, un épisode ou une rencontre appelant l'autre. 

A 10 ans, la fillette vit, insouciante, à Saigon. Issue d'un milieu aisé, elle n'a d'autres préoccupations que celles des enfants de son âge : rire et s'amuser. L'arrivée des communistes dans le sud du Vietnam et les menaces qui les accompagnent obligent ses parents à quitter le pays. Comme des centaines d'autres malheureux, ils s'entassent sur un rafiot de misère qui les conduit vers l'exil : un camp de réfugiés en Malaisie, avant de gagner le Québec.

Autre continent, autre culture : la narratrice découvre la neige et le froid, apprend le français et l'anglais, et mange le riz avec une fourchette. Elle croise les gens "d'ici" tout en se remémorant les gens "de là-bas" : Marie-France, l'institutrice aux hanches rondes et aux fesses rebondies, sa cousine Sao Mai élevée comme une princesse, Madame Girard, une blonde platine à la Marilyn chez qui sa mère fait le ménage, Tante Sept et ses crises d'hystérie... Autant de figures que l'on croirait accrochées dans un pêle-mêle et qui nous font voyager du Québec au Vietnam, au rythme des souvenirs et des images.

Excédant rarement deux pages, les chapitres s'enchaînent au rythme d'associations d'idées. Loin de perdre le lecteur, ce sautillement à travers le temps et la géographie se révèle émouvant et poétique. De la fillette à l'adolescente puis à la femme et à la mère, Kim Thúy pose un regard apaisé sur les événements qui ont marqué son existence et si elle témoigne - bien qu'il ne s'agisse pas à proprement parler d'un récit autobiographique - c'est en hommage "aux gens du pays" et par souci de transmettre à ses fils ce que la vie lui a appris : "Tous ces personnages de mon passé ont secoué la crasse accumulée sur leur dos afin de déployer leurs ailes au plumage rouge et or, avant de s'élancer vivement vers le grand espace bleu, décorant ainsi le ciel de mes enfants, leur dévoilant qu'un horizon en cache toujours un autre et qu'il en est ainsi jusqu'à l'infini, jusqu'à l'indicible beauté du renouveau, jusqu'à l'impalpable ravissement".


"On oublie souvent l'existence de toutes ces femmes qui ont porté le Vietnam sur leur dos pendant que leur mari et leurs fils portaient les armes sur le leur. On les oublie parce que, sous leur chapeau conique, elles ne regardaient pas le ciel" (Saïgon © Sylvie Strobl)


dimanche 13 juillet 2014

Le jour avant le bonheur

Erri De Luca
Traduit de l'italien par Danièle Valin
Folio n°5362


Dans la vieille ville de Naples qui se remet à peine des traumatismes de la guerre, le narrateur - un jeune orphelin - traverse l'enfance et l'adolescence sous la protection bienveillante de Gaetano, un concierge d'immeuble. Avec lui, l'enfant apprend à jouer aux cartes et dépanne les habitants en effectuant quelques menus travaux. Il grandit et découvre la vie,  les premiers émois, les premiers désirs...  Entre deux parties de scapa, Gaetano égraine ses souvenirs : les années passées en Argentine, les bombardements à Naples et ce Juif caché dans une cave qui redoute à chaque instant d'être dénoncé, la libération de la ville... 

De son enfance passée, le narrateur porte en lui le souvenir du visage d'Anna, une fillette qui l'observait derrière sa fenêtre alors qu'il jouait au ballon avec les gamins du quartier et qui, un jour, a disparu. Soudainement, elle réapparaît et répond au désir du jeune homme. Malheureusement, Anna n'est pas libre : en trahissant son fiancé, un jeune voyou proche de la Camorra, elle provoque le destin. Gaetano a pressenti le drame qui va se jouer dans la cour de l'immeuble ; c'est lui qui ouvrira les portes de l'exil à son protégé en lui offrant un billet pour embarquer à bord d'un paquebot, destination l'Argentine.

C'est un roman plein d'atmosphère et de profondeur que nous livre Erri De Luca, un roman d'une grande concision dont l'économie de moyens n'a d'égal que l'émotion qu'il dégage. Chaque ligne témoigne de l'ambiance qui règne dans ce quartier de Naples et de l'affection pudique qui relie les personnages. Roman initiatique à l'écriture limpide et poétique, Le jour avant le bonheur est aussi, à sa manière, âpre comme les traces laissées par la guerre. 

dimanche 6 juillet 2014

Le gang des mégères inaprivoisées

Tom sharpe
Traduit de l'anglais par Daphné Bernard
10/18 n°4416


Dans le Nord de l'Angleterre, la famille Grope s'est illustrée depuis plusieurs décennies par un matriarcat féroce. De mères en filles, les femmes - dotées d'un physique peu engageant et d'un caractère assorti - ne choisissent leurs maris que pour leurs qualités de géniteurs. Gare à eux si par malheur ils engendrent un fils : leurs jours au sein de la famille sont comptés ! Du coup, les prétendants ne se bousculent pas au portillon. Mais peu importe : chez les Grope, quand on ne trouve pas un homme, on le kidnappe !

A quelques encablures de là, la famille Burnes coule des jours tranquilles. Au jeu des sept familles, chez les Burnes, il y a Véra, la mère, passionnée de romans à l'eau de rose ; Horace, le père, directeur de banque presque sans histoire ; et Esmond, le fils, objet d'une véritable dévotion maternelle : "Dire qu'elle était gâteuse d'Esmond ou même qu'il était la prunelle de ses yeux serait minimiser l'incroyable admiration qu'elle vouait à ce pauvre garçon. Dès qu'elle l'apercevait en public, elle ne pouvait s'empêcher d'annoncer à très haute voix : «Regardez cette créature divine. Il s'appelle Esmond. C'est l'enfant de l'amour, mon fils chéri, un véritable enfant de l'amour». Elle avait tiré cette expression des Passions d'Esmond, un roman de Rosemary Beadefield..."
Et puis il y a aussi Albert, le frère de Véra, escroc à la petite semaine, et Belinda, sa femme ; Belinda dont le nom de jeune fille n'est autre que... Grope !

Tout ce petit monde évolue sous la plume corrosive de Tom Sharpe qui ne faillit pas à la réputation qu'ont les auteurs anglais de manier l'humour avec talent. On pourrait même parler d'un humour féroce et explosif, qui ne laisse pas le lecteur indifférent. Bien sûr, la caricature est parfois un peu lourde et l'enchaînement des situations peut laisser perplexe. Mais il y a quelque chose de "Fargo" des Frères Coen dans ce livre : un dérapage incontrôlé au départ d'un événement presque anodin qui fait que tout part en vrille dans un immense tourbillon dont on ignore quand et comment il prendra fin. Chez Sharpe, après la tempête vient un dénouement qu'on aurait pu espérer un peu moins consensuel mais pourquoi pas ? Ne boudons pas notre plaisir : voilà un livre parfait pour se détendre, à la plage ou après le boulot.

dimanche 22 juin 2014

La Reine des lectrices

Alan Bennett
Traduit de l'anglais par Pierre Ménard
Folio n°5072


Vous aimez lire ? Moi aussi ! Jusque là, rien d'étonnant. Mais saviez-vous que Sa Gracieuse Majesté, la Reine Elisabeth en personne, délaisse ses obligations au profit de la lecture ? Bien sûr, cela paraît improbable. Pourtant, on raconte même que, lors d'un dîner officiel, elle a interrogé le président de la République française sur Jean Genet, cherchant à connaître son point de vue sur l'auteur, lequel président s'est trouvé bien en peine de répondre...

Je vous rassure : je ne viens pas de refermer un magasine people, mais de terminer "La Reine des lectricesd'Alan Bennett. L'auteur anglais nous livre un récit pétillant et quelque peu ironique sur les désordres que peut induire le goût des livres dans l'existence d'une personne à la vie bien réglée.

Imaginer la Reine Elisabeth se plonger avec délice dans Proust, Jane Austen ou les soeurs Brontë sous le regard étonné dans un premier temps, puis effaré de ses collaborateurs est tout bonnement jouissif. Mais au-delà de la fable drôle et (im)pertinente, l'auteur nous livre un véritable plaidoyer pour la lecture grâce à ce personnage pour le moins inattendu qui découvre que "les livres ne se souciaient pas de leurs lecteurs, ni même de savoir s'ils étaient lus. Tout le monde était égal devant eux, y compris elle". Sans doute cette découverte, tout comme celle des sentiments divers qui émaillent les romans qu'elle lit, sont-elles à l'origine de ce petit supplément d'âme qui s'empare de la souveraine. De lectrice balbutiante, elle devient lectrice confirmée, annotant, élaborant peu à peu des réflexions personnelles qui débordent largement le cadre de ses lectures... jusqu'à se rendre compte que la littérature ne lui suffit plus et qu'une envie nouvelle s'est emparée d'elle : l'écriture.

Que vous partiez en vacances ou que vous profitiez de votre jardin durant l'été, ne faites pas l'impasse sur ce petit livre qui vous procurera plaisir et détente et qui vous confortera aussi de l'absolue légitimité qu'il y a à se plonger dans un livre. Je suis d'ailleurs certaine que, comme her Majesty, vous avez fait depuis longtemps cette constatation : "chaque livre l'entraînait vers d'autres livres, (que) les portes ne cessaient de s'ouvrir, quels que soient les chemins empruntés, et (que) les journées n'étaient pas assez longues pour lire autant qu'elle l'aurait voulu". 
Mes journées à moi sont en tous cas trop courtes et les tentations littéraires abondantes : nombreux sont les livres qui m'attendent. Et vous, qu'allez-vous lire cet été ?

"Elle envisageait à présent avec un certain effroi l'incessante succession des tournées, des voyages officiels..." (Londres, Madame Tussaud © Sylvie Strobl)

dimanche 15 juin 2014

L'archéologue

Philippe Beaussant
Gallimard - collection "L'imaginaire"
N°191


Sur une terrasse au bord du Nil, un vieil homme attend la mort. Alors qu'il remuait les pierres de la frise aux cobras, tel un éclair la morsure du serpent l'a surpris ; elle ne lui laisse aucune chance. Sachant ses heures comptées, il égraine ses souvenirs. Lui, l'architecte que rien ne destinait à passer sa vie au milieu de monuments en ruines, fait revivre le passé.

De l'occident à l'orient, sa vie a la couleur de la pierre, le parfum des rencontres, le son d'un chalumeau. Une petite église romane quelque part en France, un temple envahi par la végétation au Cambodge, un village perdu au nord du Laos, une maison pleine d'instruments de musique à Bali, et partout des visages : celui de la femme aimée, d'un conteur cambodgien, d'un musicien allemand, d'un vieux nubien... autant d'épisodes qui s'enchaînent, se croisent, se bousculent en attendant le dernier souffle.

De ces rencontres, de ces pays, l'archéologue conserve un trésor : des flûtes dont chacune a une histoire qu'il veut transmettre avant de mourir. "Voyez-vous cette petite flûte que je tiens dans ma main ? dans le coffre à droite de ma table, vous trouverez les autres. Je vous les laisse. Je les aimais. Ne les dispersez pas. J'ai joué au long de ma vie sur toutes ces flûtes, sauf une, qui est brisée : elle est en terre cuite, elle a été trouvée à Tletecpatl, dans un tumulus...".

En nous parlant de pierres et de musique, l'archéologue nous parle aussi d'hommes et de civilisations, de mythologie, de rites et de traditions. Il suffit de se laisser porter par ses mots pour, soudain, se sentir ailleurs et contempler "un temple dans la forêt, des débris de pierres en désordre au bord du Nil".


Le rives du Nil © Sylvie Strobl


mardi 10 juin 2014

L'embellie

Audur Ava Ólafsdóttir
Traduit de l'islandais par Catherine Eyjólfsson
Points n°3239


"Heureux au jeu, malheureux en amour" : ce dicton pourrait s'appliquer sans  peine à la narratrice de L'Embellie, une trentenaire traductrice-rédactrice-correctrice que son compagnon vient de quitter. Quasi simultanément, elle apprend qu'elle a gagné le gros lot à la tombola des sourds et muets, et qu'elle est également bénéficiaire d'un autre gros lot à la loterie islandaise. 
Un malheur - ou un bonheur, c'est l'histoire qui nous l'apprendra - n'arrivant jamais seul, sa meilleure amie doit faire un séjour à l'hôpital et n'a d'autre solution que de lui confier son fils Tumi, un gamin de 4 ans presque sourd et affublé de lunettes à verres épais comme des loupes. Or s'il y a bien une chose qui manque tout à fait à notre narratrice, c'est l'instinct maternel. C'est en partie pour cela que son compagnon l'a quittée. 

Tant de bouleversements en si peu de temps mettraient KO bon nombre d'individus, mais notre héroïne a pour habitude de prendre la vie comme elle vient, abordant les événements avec un perpétuel décalage. Son incapacité à faire des plans ou des projets fait qu'elle est toujours disponible pour accepter ce que la vie lui réserve et suivre ses envies.  Et son envie, en ce moment précis, c'est d'effectuer un voyage en Islande, une sorte de Road Trip dans lequel elle embarque Tumi ; singulier équipage que cette femme totalement inexpérimentée avec les enfants et ce petit bonhomme lunaire en manque de père, toujours prêt à s'attacher à la première jambe d'homme qu'il croise...

Au fil du périple, dans une Islande qui devrait être enneigée mais qui doit affronter des pluies diluviennes, nos deux voyageurs vont de rencontre en rencontre : un choeur de chanteurs estoniens, un vétérinaire, un Père Noël, mais aussi des moutons, un faucon dans un carton, des phoques... et des souvenirs qui affleurent et qui ponctuent le récit de quelques paragraphes en italique. 

Avec drôlerie et un rien d'humeur fantasque, l'auteur nous conte ce voyage au cours duquel une relation tendre se noue entre la jeune femme et son petit passager. C'est léger sans être insipide, émouvant sans être sirupeux, grave sans être dramatique... Dans la même veine que "Rosa Candida" déjà présenté sur ce blog, la botanique en moins, la gastronomie en plus puisque le livre se termine par "quarante-sept recettes de cuisine et une recette de tricot" !



dimanche 18 mai 2014

Notre-Dame du Nil

Scholastique Mukasonga
Folio n°5708
Prix Renaudot 2012


"Elle rappela que le lycée Notre-Dame-du-Nil était destiné à former l'élite féminine du pays, que celles qui avaient la chance d'être là, devant elle, devaient devenir des modèles pour toutes les femmes du Rwanda : non seulement de bonnes épouses, de bonnes mères, mais aussi de bonnes citoyennes et de bonnes chrétiennes, l'un n'allant pas sans l'autre".

Situé dans un décor idyllique, aux sources du grand fleuve égyptien, Notre-Dame-du-Nil accueille essentiellement des Hutus, filles de militaires, d'hommes politiques, de notables... Mais pour faire bonne mesure, à chaque rentrée scolaire, quelques jeunes filles Tutsis sont autorisées à s'inscrire afin de respecter les quotas imposés par le gouvernement. Pour ces dernières, l'éducation est une faveur qu'elles payent cash : derrière ces murs que l'on pourrait croire privilégiés se déroule le premier acte d'une tragédie sans nom où rivalité, jalousie, séduction, mais aussi haine et exclusion forment le quotidien.  Au fil des pages, à travers les histoires insignifiantes que peuvent vivre ces adolescentes à la fois préoccupées d'afficher des posters de Nana Mouskouri dans leur chambre ou de tester la meilleure crème blanchissante, Scholastique Mukasonga distille peu à peu des éléments qui font monter la tension. Les jeunes Tutsis subissent des brimades de la part des représentantes du "peuple majoritaire" sous le regard impassible des professeurs français et des religieuses belges qui dirigent l'établissement. Ce qui, au départ, s'apparente à des gamineries dérape inexorablement jusqu'à préfigurer les massacres qui endeuilleront le pays. 

Scholastique Mukasonga n'est pas une rescapée au sens premier du terme. Chassée de l'école d'assistante sociale de Butare - parce que Tutsi - en 1973, elle émigra d'abord au Burundi avant de s'installer en France où elle vivait lorsque les troubles ont éclatés.  Une large partie de sa famille périt lors du génocide et l'on peut imaginer que ce témoignage - pudique, parfois presque distant - est une façon de rendre hommage à ceux qu'elle a perdus, un devoir de mémoire en forme de travail de deuil.



Dans cette courte mais belle interview, Scholastique Mukasonga évoque, entre autres, la nécessaire réconciliation entre victimes et bourreaux

dimanche 4 mai 2014

Indigo

Catherine Cusset
Folio n°5740


Je lis peu de littérature française, ayant une prédilection pour ces "livres d'ailleurs" dont je vous parle régulièrement. Pourtant, lorsque le nom de Catherine Cusset s'affiche sur une couverture, je ne résiste pas, assurée depuis la découverte de son roman "Le problème avec Jane", d'un réel plaisir littéraire. Une fois encore, "Indigo" est à la hauteur de mon attente, d'autant que le roman se déroule en Inde, pays que l'auteur a découvert en 2009 et dont elle parle avec beaucoup de justesse.

Roman choral, "Indigo" met en scène trois artistes invités à s'exprimer sur leur art, la littérature ou le cinéma, lors d'un festival culturel organisé dans le Kerala par Géraldine, la responsable de l'Alliance française sur place. Pour ces quatre personnages, l'Inde fait office de révélateur dans leur histoire personnelle. Il y a Roland, l'auteur philosophe dont la plus belle histoire d'amour avait les traits d'une belle indienne ; Charlotte, la cinéaste, en deuil d'une amie proche indienne d'origine ; Raphaël, l'écrivain qui a changé d'identité pour bannir une enfance malheureuse et qui retrouve en Inde un témoin de ce passé douloureux ; quant à Géraldine, c'est en France qu'elle a rencontré son mari : un Indien venu faire un stage pour une année et qu'elle a épousé.

L'Inde est, en quelque sorte, le 5ème protagoniste de cette histoire : un pays qui exacerbe les sentiments, dont les paradoxes ne peuvent échapper à aucun visiteur débarquant dans l'ancienne colonie britannique. L'Inde où tous les sens sont mis à contribution : "La photo ne pourrait pas le rendre, parce que ça se passe surtout au niveau du son - les coups de klaxon, les voix, la musique -  du mouvement - le flux des piétons, la danse des rickshaws -  et des odeurs - les épices, le pain chaud, les ordures, la merde". L'Inde menacée aussi : un an auparavant, des attentats ont éclatés à Bombay et la menace terroriste reste omniprésente au fil des pages.

Catherine Cusset a un réel talent de narratrice mais son art va bien au-delà. Elle donne une véritable épaisseur psychologique à ses personnages qu'elle n'hésite pas à placer  dans des situations tantôt cocasses, tantôt dramatiques, leur faisant éprouver une palette d'émotions et de sentiments qui nous touchent aussi, nous lecteurs. A la fois délicate et personnelle, son écriture se met au service d'un regard incisif qui sonde l'âme humaine avec passion mais sans jugement. Et quand elle nous livre quelques belles réflexions sur la place de l'art "pour changer la société", citant au passage Arundhati Roy et son magnifique roman, "Le dieu des petits riens", on ne peut que se réjouir de lire une oeuvre d'une telle sensibilité et d'une telle profondeur.

"Roland se rappela les longues rues tranquilles de Pondichéry bordées d'immeubles aux façades jaunes... (© Sylvie Strobl).

dimanche 20 avril 2014

Peste et Choléra

Patrick Deville
Points n°3120
Prix Femina 2012


Si je vous dis "Alexandre Yersin", il y a fort à parier que ce nom n'évoquera rien pour vous. L'histoire a "oublié" ce chercheur oeuvrant dans le sillage de Pasteur, auquel on doit pourtant quelques découvertes remarquables dont celle du bacille de la peste, Yersinia Pestis. C'est donc lui rendre justice de se pencher sur son existence comme le fit Patrick Deville : grand voyageur lui-même, il ne pouvait qu'être fasciné par celui dont la vie ressemble à roman d'aventure.

Né en Suisse en 1863 et mort quelque 80 ans plus tard au Vietnam, chercheur à l'Institut Pasteur avant de s'engager comme médecin dans la marine, baroudeur, agronome, architecte, botaniste, cartographe... Yersin aura traversé l'existence guidé par une insatiable curiosité qui le fit très vite délaisser les laboratoires pour partir à la découverte du monde. L'Indochine, l'Inde, Hong-Kong, le Yémen, Madagascar... partout il trouve source à s'interroger. Mais c'est au Vietnam, à Nha Trang plus précisément, qu'enfin il se sent chez lui. C'est là qu'il construit sa maison selon ses propres plans, là aussi qu'il plante son premier hévéa avant de se lancer dans une production industrielle qui lui permet de travailler avec Michelin.

Si ce récit est celui de l'existence d'un homme libre et brillant, c'est aussi celui d'une époque  à cheval sur deux siècles, traversée par de grandes figures (les autres membres de la "bande à Pasteur" mais aussi Rimbaud, par exemple, dont l'ombre est omniprésente au fil des pages) et de grands événements (la Première, puis la Deuxième Guerre, entre autres). Derrière le destin d'un homme, c'est celui, plus large, d'une partie de l'humanité qui transparaît et sert de cadre de référence, tous continents confondus.

L'écriture de Patrick Deville se met au service de cette vie trépidante : des phrases courtes, un rythme rapide... et, malgré d'incessants va et vient entre les différentes périodes de la vie de Yersin, l'usage du présent pour donner plus d'épaisseur au récit. Sans oublier la présence discrète de l'auteur sous les traits du "fantôme du futur", témoin privilégié de l'épopée de son héros. On ne peut que se laisser porter par cette vie riche et féconde qui n'est pas sans évoquer Jules Verne ou Stevenson, la fiction en moins !


Nord du Vietnam (© Sylvie Strobl)






dimanche 23 mars 2014

Une femme fuyant l'annonce

David Grossman
Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen
Points n°2895
Grand prix du meilleur roman des lecteurs de Points 2013
Prix Médicis étranger 2011


Ora est une femme et une mère abandonnée. Son mari l'a quittée et Adam, leur fils aîné, a choisi de suivre son père. Quant à Ofer, le cadet, il est sur le point d'être démobilisé et Ora a prévu de fêter l'événement en partant randonner en Galilée avec ce fils pour lequel elle ne cesse de trembler. Mais à peine rentré, Ofer s'engage pour une mission d'envergure au Liban, laissant là sa mère et ses projets. 

Terrorisée à l'idée qu'un jour on sonne à sa porte pour lui annoncer que son fils est mort au combat, Ora décide de partir. Au moins, si ce jour arrive, elle ne sera pas là pour entendre la funeste nouvelle. Emportant les sacs à dos qu'elle avait préparés et entraînant dans son sillage Avram, son amour de jeunesse, elle part arpenter les sentiers du nord d'Israël, cheminant au rythme de sa mélopée. De ses pas naissent le récit de la vie de ce fils tant aimé, mais aussi celui de ses peurs et de ses joies maternelles, de ses bonheurs et de ses déceptions de femme et de mère. Shéhérazade des temps modernes, ce n'est pas pour protéger sa propre existence que, jour après jour, Ora déroule le fil de ses histoires mais avec la conviction profonde que, ce faisant, elle protège celle de son fils.

Au gré des sentiers, des vallées, des forêts... naît aussi le récit de la vie d'Avram. Cet homme brisé par un emprisonnement dans des geôles égyptiennes où il a connu la torture, et qui semble n'être plus que l'ombre de lui-même, a profondément aimé Ora. La vie les a parfois séparés, parfois rapprochés, et ces retrouvailles imprévues leur permettent de relire leur histoire commune qui a démarré dans un hôpital, lors de la guerre des Six Jours.

Des récits d'Ora et d'Avram délivrés par petites touches qui s'imbriquent et recomposent la mosaïque de leur existence sur fond de conflit israëlo-palestinien, David Grossman a tiré le meilleur de ce que la littérature peut faire naître comme émotion. Emotion d'autant plus vive lorsque l'on sait qu'en août 2006, le fils de l'écrivain perdit la vie au Liban lors d'une opération militaire à laquelle il participait ; quelques jours auparavant, son père avait lancé un appel à la fin des combats et à l'ouverture de négociations.  Et c'est en quelque sorte pour conjurer le sort que David Grossman avait commencé l'écriture d'un roman contant l'histoire d'une mère dont le fils s'est enrôlé dans l'armée en pleine période de conflit...

Il y a urgence à lire ces lignes très belles et très touchantes. Elles nous rappellent l'horreur et l'inutilité de la guerre, mais elles nous plongent aussi dans la force des sentiments qu'un homme peut éprouver pour une femme, une mère pour son enfant... ou, plus largement, l'Homme pour l'humanité. 

Plateau du Golan, mars 2006 (© Sylvie Strobl)






dimanche 9 mars 2014

L'homme qui aimait les îles

David H. Lawrence
Traduit de l'anglais par Catherine Delavallade
L'Arbre Vengeur


"C'était un homme qui aimait les îles. Il était né sur une île, mais elle ne lui convenait pas car, en dehors de lui, il y avait trop d'habitants. Il voulait une île à lui ; pas nécessairement pour y être seul, mais pour en faire son monde à lui". Ainsi commence le récit de David H. Lawrence qui nous conte l'installation de Cathcart, son personnage, sur sa première île, entouré de quelques personnes choisies : un maçon, un charpentier, un capitaine de voilier... Un petit monde en soi qui semble vénérer "le Maître" mais qui se révèle rapidement un univers étriqué, où chacun semble mentir chaque jour un peu plus et où l'illusion d'un monde idéal ne fait pas long feu.

Qu'importe ! Une deuxième île, plus petite, moins peuplée devrait faire l'affaire. Là, notre insulaire se lance dans la rédaction d'un livre de botanique, commet l'erreur de mettre dans son lit la fille de sa servante, qui ne tarde pas à être enceinte, et s'aperçoit très vite que ce lieu n'est pas le paradis imaginé : il ne lui reste qu'à fuir !

Heureusement, le monde est vaste et les îles nombreuses : la troisième est encore plus petite et il ne s'y autorise, pour seule compagnie, que quelques moutons, un chat et les mouettes. Trouvera-t-il enfin la plénitude sur ce caillou balayé par les vents, ou l'hiver et la solitude auront-ils raison de ses derniers espoirs ?

David H. Lawrence, auteur prolifique principalement connu pour son roman l'Amant de Lady Chatterley, fut lui-même un voyageur insatiable et insatisfait. Dans cette nouvelle écrite quelques années avant sa mort et qu'il présente comme l'une de ses préférées, il révèle une misanthropie profonde qui laisse à penser que la seule île, en définitive, qui puisse satisfaire son personnage se trouve en lui. Voilà toute la dimension philosophique de ce récit en trois temps, où les tourments d'une âme angoissée font écho aux cris des oiseaux marins et où l'écriture poétique annonce avec la dernière bourrasque ce qui sera le dernier souffle.

Paul Gauguin, Paysage de Te Vaa. 


dimanche 2 mars 2014

Les Noces de Zeyn et autres récits

Traduit de l'arabe (Soudan) par Anne Wade Minkowski
Actes Sud, collection Babel n°1189


Jusqu'à la semaine dernière, j'ignorais qu'il y eut une littérature soudanaise. A dire vrai, je ne suis pas certaine qu'elle compte de multiples représentants, mais pour ce que j'ai pu en lire, il semble que Tayeb Salih soit considéré comme l'un des plus grands écrivains arabes du 20e siècle. Issu d'une famille d'agriculteurs du nord du pays, il étudia l'agronomie à Khartoum puis à Londres avant d'y enseigner, de diriger le service théâtral de la section arabe de la BBC, puis d'être représentant de l'Unesco dans le Golfe et ensuite à Paris.
Mort en 2009, il est surtout connu pour son roman "Saison de la migration vers le nord" qui lui valu le succès et, du même coup, la traduction immédiate de son oeuvre dans une vingtaine de langues.

"Les Noces de Zeyn et autres récits" nous transporte dans un village soudanais situé dans une boucle du Nil, là où la vie s'écoule au rythme du fleuve. A la grande surprise de tous, Zeyn, le fou du village, va se marier. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, suscitant les commentaires de chacun, d'autant que Zeyn ne va pas épouser n'importe quelle femme du village : c'est avec la belle Ni'ma, la fille d'un notable, qu'il va convoler. "A midi, la nouvelle était sur toutes les lèvres. Zeyn se tenait au bord du puits, au centre du village, remplissant d'eau les jarres que lui tendaient les femmes et riant avec elles comme à l'accoutumée. Les enfants rassemblés autour de lui se mirent à chanter "Zeyn se marie, Zeyn va se marier" (...). Les enfants continuaient à rire, les femmes poussaient des cris et riaient, elles aussi, et, au-dessus de tout ce vacarme, on pouvait entendre le rire de Zeyn, ce rire qui faisait partie du village depuis le jour où il était né". 

A l’effervescence des préparatifs succède la surprise face à une série de "miracles" qui interviennent dans le village : un délinquant amateur de femmes et de bonne chair devient un modèle de vertu, les récoltes de coton et de blé n'ont jamais été aussi bonnes... "C'est en effet une année extraordinaire. Des femmes résignées à ne plus enfanter enfantent. Des vaches et des brebis mettent bas jumeaux et triplés... (...) Les dattes de nos palmiers étaient si abondantes qu'on n'avait plus assez de sacs pour les mettre dedans et les emporter. Et il a neigé. Comment y croire ? De la neige tombant du ciel sur un village du désert comme le nôtre !"

Tous ces événements donnent lieu à une galerie de portraits savoureuse et à la confrontation d'idées, de traditions, de croyances... qui nous plongent dans une Afrique enjouée et exubérante. Elle nous rappelle encore, si besoin est, cette tradition de l'oralité, de la parole, de la palabre... dont ce conte paysan est un bel exemple.

La nouvelle qui suit le récit des noces de Zeyn, intitulée "Le Doum de Wad Hamid", se situe elle aussi dans un village, caractérisé par la présence d'un palmier (le doum) auquel de nombreux miracles sont attribués. 
Figure tutélaire qui apparaît dans les rêves et repousse les forces obscures, ce palmier m'a fait penser à ces arbres à clous, à loques, à béquilles... auxquels on confie ses envies de se marier, d'enfanter, ses souhaits de guérison... Ces arbres à souhaits se retrouvent un peu partout, quel que soit le continent : preuve que, où que l'on vive, dans un village africain ou indien, mais aussi dans nos villages héritiers de traditions païennes, nous avons tous besoin d'un peu de magie et de surnaturel !

dimanche 23 février 2014

Le meurtre d'O-Tsuya

Junichirô Tanizaki
Traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin
Folio n°4198


Dans le Japon du 19e siècle, il est inconcevable pour un modeste employé de tomber amoureux de la fille de son patron. C'est pourtant ce qui arrive au jeune Shinsuke. Son employeur, un prêteur sur gages, n'a qu'une enfant, O-Tsuya : une jeune fille belle et attirante, à la fois ingénue et manipulatrice. Elle ne tarde pas à répondre aux sentiments de Shinsuke et échafaude avec lui des projets improbables d'avenir commun. Jusqu'au jour où, forçant le destin, les deux amoureux fuguent, espérant profiter de l'inquiétude causée par leur disparition pour convaincre leurs parents respectifs de les laisser vivre leur amour au grand jour.

C'est O-Tsuya qui a imaginé ce plan. Shinsuke, timide, voire timoré, a hésité mais les arguments de sa belle l'ont emporté. Les voilà donc cachés chez un marchand, attendant le bon moment pour réapparaître. La situation s'éternise : ni les parents d'O-Tsuya, ni ceux de Shinsuke ne réagissent comme prévu. Le jeune homme s'en inquiète, sa compagne quant à elle cherche à en tirer tous les bénéfices, à commencer par la découverte d'un univers qui la fascine, celui des geishas. C'est d'ailleurs dans ce monde particulier qu'elle échoue après avoir été enlevée tandis que son amant échappe de peu à une tentative d'assassinat. Le destin est en marche : l'homme au sens moral profond qu'était Shinsuke va se transformer en un meurtrier avide de revanche alors qu'O-Tsuya, de plus en plus manipulatrice, va utiliser ses charmes pour mettre les hommes à ses pieds. Lorsque, au terme de nombreuses péripéties, les deux amants se retrouvent enfin, Shinsuke pourra-t-il supporter le comportement de la jeune femme, lui qui s'est promis de se rendre aux autorités pour expier ses fautes ?

Voilà un petit livre d'une densité et d'une force remarquables. Junichirô Tanizaki excelle à décrire des sentiments exacerbés et à en tracer l'évolution de telle manière qu'on comprend vite que le destin des amants ne peut être que tragique. Le climat qu'il construit au fil des pages, la peinture sociale qu'il livre, l'univers étroit des convenances dans lequel il fait évoluer ses personnages, la finesse de l'observation des caractères... tout concourt à faire de ce roman un "incontournable", d'autant que, bien qu'écrit en 1915, il n'a pas pris une ride et se révèle d'une étonnante modernité.