Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

lundi 20 janvier 2014

Un bûcher sous la neige

Susan Fletcher
Traduit de l'anglais par Suzanne V. Mayoux
J'ai lu n°9461


Ecosse, hiver 1692. Au coeur des Highlands, la jeune Corrag croupit dans une geôle infâme. Accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher, elle ne doit son répit qu'à la rigueur de l'hiver, mais dès que la neige aura fondu, son supplice sera exécuté. 

Témoin d'un massacre commandité par le roi Guillaume III d'Orange, elle reçoit la visite du révérend Charles Leslie venu d'Irlande pour recueillir son témoignage. Bien que conscient de la nécessité de cette rencontre, l'homme d'église se rend à contrecoeur dans la cellule de Corrag ; la réalité est pire encore que ce qu'il avait imaginé. Dans une lettre à son épouse, il s'en explique : "Sache, Jane, que c'est une créature répugnante. Ses cheveux sont hirsutes. Elle est à peine vêtue de quelques haillons incrustés de boue, de sang et de divers immondices (l'odeur de son cachot n'a rien d'agréable). (...) J'ai presque douté qu'elle fût un être humain"

Venu pour entendre le récit du massacre de Glencoe, Charles Leslie se voit proposer un curieux marché par Corrag : elle lui dira tout sur Glencoe pour autant qu'il écoute aussi le récit de sa misérable existence afin qu'après sa mort quelqu'un puisse dire "Corrag était innocente (...). Elle ne méritait pas de mourir brûlée, et solitaire".

C'est ainsi qu'au fil des rencontres, Corrag raconte ce que furent ses différentes vies : la mort de sa grand-mère et de sa mère accusées elles aussi de sorcellerie, son amour et sa connaissance des plantes, sa véritable connivence avec la nature, sa bonté à l'égard de toute forme de vie...  mais aussi la fuite perpétuelle, la peur, la maltraitance jusqu'à son arrivée à Glencoe où, enfin, elle semblait avoir trouvé la paix.

Progressivement, les mots de Corrag, sa sagesse et sa sincérité touchent Charles Leslie. Il s'émeut du destin de la jeune femme pour laquelle il se surprend à éprouver des sentiments paternels. Mais l'hiver s'éloigne, la neige fond, le bois destiné au bûcher s'accumule au milieu de la place... Charles Leslie pourra-t-il éviter à Corrag de périr par les flammes ?

Comment rester insensible à cette histoire qui s'appuie sur un contexte historique authentique ? Au même rythme que Charles Leslie, je me suis laissée captiver par le récit de Corrag. Susan Fletcher a un talent immense pour parler de la nature qu'elle décrit avec justesse, lyrisme et sensualité ;  qu'elle évoque la rudesse des rochers sous la main qui s'y accroche, la chaleur du soleil qui réchauffe le coeur et l'âme, la fraîcheur des torrents, la beauté sauvage des paysages ou l'odeur des forêts, et soudain l'émotion jaillit ! Quant à ses personnages, faits de chair et de sang, on les sent vivre et évoluer tout au long du récit avec, là aussi, justesse et vérité. 

Une fois encore, je voudrais saluer le travail de traduction qui rend si bien la dimension à la fois poétique et dramatique du roman. Un moment de lecture passionnant que je vous recommande sans la moindre hésitation et qui devrait vous combler !

dimanche 12 janvier 2014

La solitude lumineuse

Pablo Neruda
Traduit de l'espagnol par Claude Couffon
Folio n°4103


Ne me dites pas que ça ne vous arrive jamais : dans une librairie, devant un rayonnage rempli d'ouvrages divers, votre regard est attiré par une couverture, un titre... et sans y réfléchir davantage, vous voilà pressé d'entamer la lecture de ce livre qui vous a happé. 
"La solitude lumineuse" et une figure de bouddha : il n'en fallait pas davantage pour me séduire, la 4ème de couverture confirmant mon attrait. Quel dommage que je n'ai pas vu la petite phrase disant que ce texte est, en fait, extrait d'un récit plus complet intitulé "J'avoue que j'ai vécu". Ce sera donc un apéritif, destiné à susciter l'envie, car ce livre de Pablo Neruda provoque un tel dépaysement et fait naître de telles émotions qu'une fois sa lecture terminée, on en redemande !

Nous sommes au début du 20e siècle, en 1928 précisément, et Pablo Neruda est nommé consul à Colombo (Ceylan à l'époque), puis à Singapour et à Batavia (l'actuelle Jakarta - Indonésie). Ses missions officielles, très limitées, lui laissent le temps de s'immerger dans les cultures locales et d'y découvrir un monde fait de couleurs et de senteurs, de cérémonies religieuses étonnantes, de fumées d'opium et de chasse à l'éléphant, de sourires bienveillants du bouddha... Des années plus tard, de retour au Chili, il se souvient des visages, des événements, des anecdotes... de la compagnie insolite de Kiria, sa fidèle mangouste dévoreuse de serpents, de ses lectures destinées à combler sa solitude et qui nous valent de très belles pages consacrées aux correspondances entre la littérature (Rimbaud, Proust...) et la musique. Et de citer Schubert, Wagner, Fauré ou encore le compositeur d'origine liégeoise César Franck à qui Claudio Arrau et ses amis de la jeune musique chilienne préféraient Verdi !

Carnet de voyage, journal intime, recueil de souvenirs... dans ce très beau texte, rédigé dans une langue poétique et musicale que la traduction ne dessert en rien, Pablo Neruda manie également l'humour et une certaine légèreté. Au-delà de son expérience personnelle, "La solitude lumineuse" témoigne d'une époque coloniale révolue et du regard d'un homme dont l'engagement politique transparaît dans les dernières pages, lorsqu'il s'interroge sur la probabilité qu'Hitler, "ce meneur antisémite et anticommuniste" accède au pouvoir.

"... ces bouddhas colossaux, avec des pieds de dieux géants, ont sur le visage un sourire de pierre qui est paisiblement humain, sans toute cette souffrance..." (Bouddha couché de Pollonnaruwa, Sri Lanka © Sylvie Strobl)


mardi 7 janvier 2014

Inconnu à cette adresse

Kressmann Taylor
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Michèle Lévy-Bram
J'ai lu n°9914


Publié aux Etats-Unis deux ans avant le début de la seconde guerre mondiale, "Inconnu à cette adresse" consiste en un échange épistolaire entre deux amis. Associés au sein d'une galerie d'art à San Francisco, tous deux allemands, Max Eisenstein, d'origine juive, et Martin Schulse partagent bien plus qu'un goût prononcé pour l'art. Une amitié indéfectible les lie et le départ de Martin qui regagne Munich avec sa famille en 1932 ne semble pas susceptible de fragiliser cette relation.

Pourtant, au long des 19 lettres qui constituent le "récit" et courent de 1932 à 1934, le ton change peu à peu : il s'assèche. L'affection s'éloigne chez l'un alors que l'angoisse naît chez l'autre ; une distance s'installe. Une distance qui n'a rien de géographique mais qui est due à l'intérêt progressif qu'éprouve Martin pour l'idéologie développée par Hitler et qui le conduira à poser un acte impardonnable pour Max.

Au fil des pages et des missives, l'intensité et l'émotion montent en puissance. Avec une économie de moyens stupéfiante, Kressmann Taylor délivre un texte d'une force et d'une richesse extraordinaires qui nous montre comment une amitié profonde peut se transformer en une haine viscérale. Porté par un véritable crescendo, le final - on le comprend bien vite - ne peut être que dramatique.

Voilà un livre court - une septantaine de pages - qui mérite d'être découvert si, comme moi, il avait échappé à votre vigilance, ou d'être relu pour prendre la pleine mesure de sa modernité et de la résonance qu'il peut avoir dans notre 21e siècle. Un livre à offrir aussi, à partager parce qu'une telle perle se doit de circuler.


Je m'en voudrais de faillir à la tradition : en ce début d'année, je vous souhaite de belles lectures : surprenantes, amusantes, dépaysantes, ébouriffantes, interpellantes, intelligentes, mais aussi tendres, rassurantes, émouvantes... De quoi alimenter vos rêves et votre imaginaire pour les prochains jours des 12 prochains mois !