Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 18 mai 2014

Notre-Dame du Nil

Scholastique Mukasonga
Folio n°5708
Prix Renaudot 2012


"Elle rappela que le lycée Notre-Dame-du-Nil était destiné à former l'élite féminine du pays, que celles qui avaient la chance d'être là, devant elle, devaient devenir des modèles pour toutes les femmes du Rwanda : non seulement de bonnes épouses, de bonnes mères, mais aussi de bonnes citoyennes et de bonnes chrétiennes, l'un n'allant pas sans l'autre".

Situé dans un décor idyllique, aux sources du grand fleuve égyptien, Notre-Dame-du-Nil accueille essentiellement des Hutus, filles de militaires, d'hommes politiques, de notables... Mais pour faire bonne mesure, à chaque rentrée scolaire, quelques jeunes filles Tutsis sont autorisées à s'inscrire afin de respecter les quotas imposés par le gouvernement. Pour ces dernières, l'éducation est une faveur qu'elles payent cash : derrière ces murs que l'on pourrait croire privilégiés se déroule le premier acte d'une tragédie sans nom où rivalité, jalousie, séduction, mais aussi haine et exclusion forment le quotidien.  Au fil des pages, à travers les histoires insignifiantes que peuvent vivre ces adolescentes à la fois préoccupées d'afficher des posters de Nana Mouskouri dans leur chambre ou de tester la meilleure crème blanchissante, Scholastique Mukasonga distille peu à peu des éléments qui font monter la tension. Les jeunes Tutsis subissent des brimades de la part des représentantes du "peuple majoritaire" sous le regard impassible des professeurs français et des religieuses belges qui dirigent l'établissement. Ce qui, au départ, s'apparente à des gamineries dérape inexorablement jusqu'à préfigurer les massacres qui endeuilleront le pays. 

Scholastique Mukasonga n'est pas une rescapée au sens premier du terme. Chassée de l'école d'assistante sociale de Butare - parce que Tutsi - en 1973, elle émigra d'abord au Burundi avant de s'installer en France où elle vivait lorsque les troubles ont éclatés.  Une large partie de sa famille périt lors du génocide et l'on peut imaginer que ce témoignage - pudique, parfois presque distant - est une façon de rendre hommage à ceux qu'elle a perdus, un devoir de mémoire en forme de travail de deuil.



Dans cette courte mais belle interview, Scholastique Mukasonga évoque, entre autres, la nécessaire réconciliation entre victimes et bourreaux

dimanche 4 mai 2014

Indigo

Catherine Cusset
Folio n°5740


Je lis peu de littérature française, ayant une prédilection pour ces "livres d'ailleurs" dont je vous parle régulièrement. Pourtant, lorsque le nom de Catherine Cusset s'affiche sur une couverture, je ne résiste pas, assurée depuis la découverte de son roman "Le problème avec Jane", d'un réel plaisir littéraire. Une fois encore, "Indigo" est à la hauteur de mon attente, d'autant que le roman se déroule en Inde, pays que l'auteur a découvert en 2009 et dont elle parle avec beaucoup de justesse.

Roman choral, "Indigo" met en scène trois artistes invités à s'exprimer sur leur art, la littérature ou le cinéma, lors d'un festival culturel organisé dans le Kerala par Géraldine, la responsable de l'Alliance française sur place. Pour ces quatre personnages, l'Inde fait office de révélateur dans leur histoire personnelle. Il y a Roland, l'auteur philosophe dont la plus belle histoire d'amour avait les traits d'une belle indienne ; Charlotte, la cinéaste, en deuil d'une amie proche indienne d'origine ; Raphaël, l'écrivain qui a changé d'identité pour bannir une enfance malheureuse et qui retrouve en Inde un témoin de ce passé douloureux ; quant à Géraldine, c'est en France qu'elle a rencontré son mari : un Indien venu faire un stage pour une année et qu'elle a épousé.

L'Inde est, en quelque sorte, le 5ème protagoniste de cette histoire : un pays qui exacerbe les sentiments, dont les paradoxes ne peuvent échapper à aucun visiteur débarquant dans l'ancienne colonie britannique. L'Inde où tous les sens sont mis à contribution : "La photo ne pourrait pas le rendre, parce que ça se passe surtout au niveau du son - les coups de klaxon, les voix, la musique -  du mouvement - le flux des piétons, la danse des rickshaws -  et des odeurs - les épices, le pain chaud, les ordures, la merde". L'Inde menacée aussi : un an auparavant, des attentats ont éclatés à Bombay et la menace terroriste reste omniprésente au fil des pages.

Catherine Cusset a un réel talent de narratrice mais son art va bien au-delà. Elle donne une véritable épaisseur psychologique à ses personnages qu'elle n'hésite pas à placer  dans des situations tantôt cocasses, tantôt dramatiques, leur faisant éprouver une palette d'émotions et de sentiments qui nous touchent aussi, nous lecteurs. A la fois délicate et personnelle, son écriture se met au service d'un regard incisif qui sonde l'âme humaine avec passion mais sans jugement. Et quand elle nous livre quelques belles réflexions sur la place de l'art "pour changer la société", citant au passage Arundhati Roy et son magnifique roman, "Le dieu des petits riens", on ne peut que se réjouir de lire une oeuvre d'une telle sensibilité et d'une telle profondeur.

"Roland se rappela les longues rues tranquilles de Pondichéry bordées d'immeubles aux façades jaunes... (© Sylvie Strobl).