Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 29 décembre 2013

La petite marchande de souvenirs

François Lelord
J. Cl. Lattès


Le nom de François Lelord ne vous est peut-être pas inconnu, sans pour autant l'associer au roman. On lui doit, en effet, les péripéties "philosophico-psychologiques" d'un psychiatre nommé Hector à la recherche du bonheur, de l'amour, du temps qui passe... En outre, il a publié conjointement avec Christophe André différents ouvrages de psychologie, dont un - fort intéressant - consacré à "La force des émotions" et un autre tout aussi passionnant sur "L'estime de soi". Outre ses compétences médicales et psychiatriques, Fr. Lelord est également un fin connaisseur du Vietnam où il a exercé durant de nombreuses années. C'est donc tout naturellement qu'il y situe l'intrigue de son roman.

Hanoï, 1995. Julien, jeune médecin en poste à l'ambassade de France, découvre à la fois les charmes de la ville, les difficultés de la langue et l'histoire du Vietnam qui se relève peu à peu après plusieurs années de guerre. Soucieux de s'intégrer au mieux dans son nouvel environnement, Julien se balade quotidiennement dans la ville, en particulier aux abords du Lac de l'Epée, endroit empreint d'une atmosphère particulière. C'est là qu'il rencontre Minh Thu (Lumière d'automne), une jeune marchande de souvenirs. Bravant les interdits, elle tente de vendre quelques cartes postales aux touristes de passage afin d'améliorer le quotidien de sa famille qui vit dans un grand dénuement. Rapidement, une sorte de reconnaissance mutuelle s'installe entre Julien et la jeune fille, faite essentiellement de regards et de non-dits.

Aux alentours de Noël, une épidémie se déclare à l'hôpital d'Hanoï. Elle ne tarde pas à inquiéter les autorités de la ville mais également l'OMS. Cléa, jeune médecin britannique en poste à l'Institut Pasteur de Saïgon, est dépêchée sur place. Julien et elle se connaissent ; ils ont vécu une histoire d'amour sans lendemain dont Cléa n'est pas tout à fait guérie. Alors que la situation sanitaire dégénère, les deux médecins partent dans les montagnes du nord d'où semble venir le virus que des scientifiques tentent vainement d'identifier. Au même moment, Lumière d'automne est arrêtée pour son commerce illicite...

Ne vous y trompez pas, La petite marchande de souvenirs n'est pas une banale histoire d'amour sous les tropique, pimentée d'un problème sanitaire destiné à faire frémir le lecteur et surtout la lectrice ! François Lelord livre un récit passionnant tant par les personnages qu'il met en scène que par sa connaissance du Vietnam. Tout en sensibilité et en finesse, il nous balade dans les rues de Hanoï dont on ressent la touffeur, nous ouvre à sa population qui n'a qu'un objectif : se reconstruire, nous fait ressentir la dignité du peuple vietnamien dans la misère... Au détour d'une phrase, il nous distille quelques repères historiques ou géopolitiques et nous ouvre à un mode de pensée  bien différent du nôtre, influencé par le bouddhisme. C'est à un véritable dépaysement que l'auteur nous invite, à une lecture emplie d'émotions et de ressenti. Pour qui a eu la chance de se balader dans les rues d'Hanoï, c'est la porte ouverte à des souvenirs qui affleurent.


Hanoï, le Lac de l'Epée (© Sylvie Strobl)


dimanche 22 décembre 2013

Zoli

Colun McCann
Traduit de l'anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre
10/18 n°4172


Zoli est tzigane et vit en Slovaquie. Elle a six ans lorsque toute sa famille, à l'exception de son grand-père, meurt sous ses yeux. Un bataillon de fascistes les a tous rassemblés sur un lac gelé et les a regardés s'enfoncer, inexorablement, lorsque la glace a cédé... Le vieil homme et l'enfant sont les seuls survivants de ce drame. C'est donc à Stanislaus qu'il revient d'élever la fillette à qui il apprend à lire et écrire, orientant ainsi, sans le savoir, son destin.

En grandissant, Zoli développe des dons de chanteuse, puis de poétesse. Lettrée grâce à son grand-père, elle chante la culture et l'histoire de son peuple dont elle fait la fierté. Jusqu'au jour où ce même peuple la renie et la condamne pour avoir osé publier, avec l'aide d'un imprimeur-poète communiste et d'un traducteur anglais, ses propres écrits. La culture tzigane est une culture de l'oralité : en fixant sur le papier des mots qui révèlent l'histoire de son peuple, Zoli a trahi les siens. Bannie par ses pairs, fuyant les persécutions, elle entreprend alors un périple à travers une Europe marquée par des évolutions géopolitiques importantes.

Le roman se déroule sur une période assez large, des années trente à 2003, et dans un espace géographique ouvert, en pleine mutation. L'Europe traverse une guerre (la seconde) puis tente peu à peu de se reconstruire et de se forger une identité. Une Europe qui, progressivement, ouvre ses frontières tout en tolérant difficilement les migrants qu'elle veut sédentariser.

Colum McCann s'est inspiré de la vie d'une poétesse polono-tsigane pour écrire son roman. Mais à travers ce cheminement individuel, c'est une histoire collective qu'il nous délivre, celle d'un peuple qui, aujourd'hui encore, fait régulièrement la Une de l'actualité. A l'heure où l'Union européenne légifère afin de favoriser l'intégration des Roms, "Zoli" nous permet de mieux cerner la réalité tzigane et d'appréhender le destin de ces peuples dont aucun Etat, à travers le temps, n'a jamais voulu assumer véritablement la particularité des modes de vie et la culture. 


dimanche 15 décembre 2013

Le Voyage de l'éléphant

José Saramago
Traduit du portugais par Geneviève Leibrich
Points n°2458


Lisbonne, 1551 : Joao III, roi du Portugal, est confronté à une question importante : quel présent offrir à son cousin, Maximilien d'Autriche, à l'occasion de son mariage ? La cour portugaise, qui veut à tout prix briller par son originalité, opte pour un présent de taille : un éléphant d'Asie arrivé de Goa deux ans auparavant, qui répond au curieux nom de Salomon. 
Encore faut-il pouvoir acheminer l'animal à Vienne ! Les moyens de l'époque étant limités, c'est à pieds, ou plutôt à pattes, que se fera la grande majorité du trajet. Qu'à cela ne tienne. Salomon n'est pas venu seul des Indes : son cornac, Subhro, était du voyage et c'est à lui que sera confiée la mission de conduire le pachyderme dans la capitale autrichienne, en passant par les plateaux de Castille, la Méditerranée, Gênes et surtout la route des Alpes.

Voilà donc l'équipage en route. Imaginez la surprise des villageois lorsque la caravane arrive. Car l'éléphant voyage en convoi : il est escorté d'un peloton de cavalerie ainsi que d'un char à boeufs transportant le fourrage destiné à le nourrir ! Chacun de s'étonner, de se méfier, d'être impressionné...  Un prêtre est bien décidé à exorciser cet animal qu'il ne juge pas très catholique alors que, quelques jours plus tard, un autre veut s'en servir pour faire croire aux miracles !

Au gré du voyage, des rencontres et des péripéties, José Saramago met en évidence la sagesse de Salomon et de son cornac, par opposition aux querelles de clocher ou de régiments qui se déroulent. La sagesse d'un éléphant, me direz-vous ? L'auteur nous raconte la légende de Ganesh, célèbre dieu à tête d'éléphant, figure tutélaire du panthéon indien et, accessoirement, dieu des voyageurs !

L'histoire - bien réelle - est plaisante et assez drôle. Mais ce qui fait l'originalité du récit, c'est avant tout la forme. Digressions, interpellations du lecteur... le tout dans un style un peu déconcertant durant les premières pages puisque le texte se présente de manière compacte, sans sauts de paragraphes ni dialogues apparents, sans majuscule là où l'usage nous y a habitués. Du coup, la lecture est assez lente et requiert une attention particulière, sans doute pour nous donner l'impression d'avancer au même rythme que Salomon ! Mais une fois ce rythme pris, il ne reste plus qu'à se laisser porter par le récit et à en savourer tant l'humour que la philosophie. 

Laissons le mot de la fin à l'auteur : "Entre parler et se taire, un éléphant préférera toujours le silence, voilà pourquoi sa trompe a tellement poussé, laquelle, outre qu'elle transporte des troncs d'arbres et sert d'ascenseur au cornac, a l'avantage de représenter un obstacle sérieux à toute loquacité incontrôlée".

dimanche 8 décembre 2013

Indian Tango

Anada Devi
Folio n°4854


Voilà un livre qui n'aurait pas déplu à Simone de Beauvoir ! Un livre qui parle de femmes, qui leur ouvre la porte au désir, au plaisir, à la liberté, mais qui témoigne aussi du poids de la tradition dans cet immense pays qu'est l'Inde.

Trois dates rythment le récit : mars, avril et mai 2004. L'Inde est en période électorale : Sonia Gandhi, "l'étrangère", emmène son parti aux élections et brigue le poste de Premier ministre. Dans une famille comme il en existe des milliers à Delhi et ailleurs dans le pays, Subhadra, la cinquantaine, lutte contre les signes de l'âge et, pire encore, contre l'image de vieillesse que lui renvoie sa belle-mère. La ménopause est proche et la matriarche voudrait l'emmener effectuer un pèlerinage à Bénarès : "la consolation des femmes ménopausées : faire la paix avec les dieux". L'opposition entre les deux femmes est forte : Subhadra ne veut pas faire ce voyage qui la mènerait directement "sur le chemin de la décrépitude".

Son quotidien ressemble à celui de tant de femmes indiennes : préparer les chapatis et le dahl, être au service de son mari et de sa belle-mère, concevoir un héritier mâle qui, devenu adulte, sera méprisant envers elle... se nier, oublier ses envies, ses désirs... jusqu'au jour où, au détour d'une rue, Subhadra tombe en arrêt devant un sitar dans la vitrine d'un magasin d'instruments de musique. Enfant, elle a appris à en jouer mais, soudainement, sans explication, le professeur n'est plus venu ; le plaisir que lui procurait la musique a alors cessé. Tandis qu'elle se remémore ses souvenirs, elle ne remarque pas qu'une silhouette la suit, la détaille, la désire. 

Cette silhouette, c'est l'autre personnage clé du roman : un personnage dont on ne sait d'où il vient, qui a mis sa carrière d'écrivain entre parenthèse parce que l'inspiration n'est plus au rendez-vous et qui, déambulant dans les rues de Delhi, est touché par le sort d'une fillette exploitée par son père, puis par cette femme chez qui tout trahit le renoncement à soi-même. Un personnage qui sera la seconde voix de ce roman polyphonique dont la narration alterne d'un chapitre à l'autre.

Indian Tango est un roman extrêmement sensuel, comme cette musique - le tango argentin - entendue un jour par Subhadra et qui lui met le corps en transe. La musique est omniprésente et la comparaison aisée entre le sitar et le corps féminin ; plus largement, c'est la sensualité d'un pays où les odeurs, les sons, les couleurs... mettent en permanence nos sens à l'épreuve qui transparaît au fil des pages. Mais avant tout, Indian Tango est le roman de la rencontre : celle de l'autre, et surtout celle de soi. Ecrit dans un style exigeant qui ne laisse guère de répit au lecteur, ce livre est à l'image du pays : multiple, fascinant, parfois dérangeant, interpellant... en un mot : bousculant !

Dans une rue de Jodhpur, une fillette danse (© sylvie Strobl)
Pour l'accompagnement musical, cliquez ici

dimanche 1 décembre 2013

Retour à Salem

Hélène Grimaud
Albin Michel


Mon premier contact avec Hélène Grimaud remonte à une quinzaine d'années. Elle venait interpréter le concerto de Schumann à Bruxelles et j'ignorais tout de cette jeune pianiste qui traversait la scène de manière discrète, toute de bleu foncé vêtue. Mais, dès les premières notes, fini la discrétion ! Une force, une puissance, un discours affirmé... la révélation d'un grand talent.
Quelques années après, la belle Hélène faisait parler d'elle pour son amour des loups. Je frissonnais lorsque, dans un documentaire, je la voyais chahuter avec ces animaux magnifiques qui la mordillaient affectueusement : je ne pensais qu'à ses mains, si précieuses !

Poursuivant une carrière musicale de haut vol, H. Grimaud se lança également dans l'écriture, là aussi avec brio ! Après ses "Variations sauvages" et ses "Leçons particulières", la voici qui nous livre un récit brillant, à la frontière du roman et de l'auto-biographie.

Au sortir d'une répétition du 2e concerto de Brahms qu'elle va interpréter à Hambourg, la narratrice se balade et entre par hasard dans la boutique d'un brocanteur. Là, parmi un fatras d'objets divers, elle trébuche sur un manuscrit d'où s'échappent des partitions : il semble se trouver là pour elle et elle n'y résiste pas. Lorsque, quelques jours plus tard, elle trouve le temps de l'ouvrir et de le regarder en détails, quelle n'est pas sa surprise de découvrir un récit signé Karl Würth - qu'elle identifie immédiatement comme étant le pseudonyme de Brahms - illustré de gravures de Max Klinger. Würth y raconte un périple dans une nature tourmentée, au bord de la Baltique : le sol spongieux, les arbres vertigineux, le silence oppressant... le plongent rapidement dans un état second aggravé par la fièvre et la peur. Peu à peu, la forêt se dévoile, les animaux se mettent à lui parler, à commencer par le loup, celui-là même à qui H. Grimaud a consacré un centre d'étude à Salem, aux Etats-Unis...

En alternance avec le récit de K. Würth, Hélène Grimaud poursuit sa narration en dévoilant ses propres émotions face aux feuillets de Würth qui s'inscrivent en parfaite résonance avec le concerto de Brahms qu'elle travaille. Comme un écho à ses propres préoccupations musicales et écologiques, la fantasmagorie de Würth fait référence à une nature en péril, meurtrie par les hommes : Hélène Grimaud, dont l'intérêt pour l'éthologie n'est plus à démontrer, développe un véritable plaidoyer pour la sauvegarde de la planète sur fond musical et littéraire, mais aussi scientifique, sans oublier de nous rappeler au passage que Salem fut le théâtre de l'exécution dramatique, au 17e siècle, de soi-disant sorcières.

"Retour à Salem" est un ouvrage brillant (presque trop !) teinté de mystère et d'irrationnel, bercé d'un romantisme exacerbé. Le lire en écoutant le 2e concerto de Brahms est une idée mais, pour ma part, c'est plutôt l'intermezzo en mi mineur des Fantaisies pour piano op. 116 qui m'a littéralement hantée durant la lecture par son côté à la fois sombre et poétique. Je vous laisse juge !



Pour écouter l'intermezzo interprété par Hélène Grimaud, cliquez ici


dimanche 24 novembre 2013

Ours

Diego Vecchio
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Stéphanie Decante
L'arbre vengeur (collection Forêt invisible)


Panique à Buenos-Aires ! Depuis quelques temps, les enfants ne parviennent plus à s'endormir, plongeant leurs parents dans un épuisement profond. Des pères et des mères hagards cherchent une solution, mais rien n'y fait : obstinément, nuit après nuit, les petiots empêchent leurs géniteurs de fermer l'oeil. Jusqu'au jour où Estrella Gutierrez, une de ces mères épuisées, apprend qu'un magasin de jouets de la ville vend le remède miracle : un ours en peluche baptisé Doux Dodo qui réconcilie les enfants avec le sommeil. Seul problème : dès qu'une livraison est effectuée, le magasin est pris d'assaut et quelques minutes plus tard, tous les ours ont disparu. 
Tous sauf un, qu'Estrella trouve au fond d'un panier abandonné dans un recoin du magasin et qui lui rend espoir. Ce qu'elle ignore, c'est que ce Doux Dodo est en réalité un ours plein de malice envoyé par Croque-Dodo, un ogre à qui on a retiré le droit de manger les enfants et qui n'a trouvé d'autre vengeance que de les priver de leur sommeil !

S'il s'agit bien d'un conte - et d'un livre sur le pouvoir du conte-, Ours est une histoire pour adultes ayant gardé leur âme d'enfant ! On y rencontre des animaux qui parlent : certains sont bienfaisants, d'autres carrément féroces ; on se heurte à des ogres en mal de repas ; on y croise un certain Casimir (oui, oui : celui de l'île aux enfants !) mais aussi le Prince des Crapauds, sans oublier Esmeralda la grenouille, célèbre animatrice d'émissions pour enfants qui fait passer des messages écologiques avant d'inciter les petits à dormir en leur lançant sa phrase célèbre : "Mes petits têtards, il est bien tard !"... le tout dans une narration débridée bien éloignée de l'univers des Bisounours !

Nul doute que l'auteur se soit inspiré de la capacité des enfants à inventer des histoires farfelues, où réel et imaginaire s'entrecroisent en permanence, pour construire son récit. Le lecteur, quant à lui, est ballotté de haut en bas, des maisons de Buenos-Aires où les enfants ne dorment pas au Monde de Tout ce qui se Trimballe dans les Tuyauteries, là où vivent le Croque-Dodo et son "armée" maléfique. Imprévisible et détonnant, drôle et intelligent, Ours m'a fait passer un agréable moment, me demandant parfois si ce livre, que j'ai trouvé au rayon "adultes", n'aurait pas dû se trouver au rayon "enfants" pour, quelques lignes plus tard, frissonner et me dire que, tout bien réfléchi, il n'était pas à mettre entre toutes les mains ! Chacun appréciera en fonction de sa capacité à se laisser porter, voire emporter ; en fonction aussi de son rapport au réel et à l'imaginaire. Moi qui adore raconter des histoires, me voilà bien heureuse d'en avoir trouvé une à ma mesure !!!

dimanche 17 novembre 2013

Le petite pièce hexagonale

Yoko Ogawa
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Babel n°800

Voilà un récit tout simple en apparence mais qui, en réalité, nous mène de manière quasi-poétique sur les chemins de la psychanalyse et de l'introspection. La narratrice - une jeune femme un peu perdue qui souffre de violents maux de dos - se rend à la piscine pour soulager ses douleurs. Dans les vestiaires, elle est attirée par une autre nageuse qui accompagne une femme plus âgée. Sans savoir ni comprendre pourquoi, elle se met à les suivre, intriguée par la relation - ou plutôt l'absence de relation - qui semble unir les deux femmes.

Un soir, leur chemin la mène en dehors de la ville, passant à travers bois pour rejoindre des immeubles abandonnés. C'est là que la narratrice fait la découverte de "la petite pièce à raconter". Dans l'un des immeubles, la loge du gardien sert de salle d'attente à des personnes silencieuses qui, tour à tour, entrent dans une petite pièce hexagonale. Qu'y a-t-il à l'intérieur ? Qu'y fait-on ? "A vrai dire, il n'y a rien dans la petite pièce à raconter. Juste un banc permettant à une personne de s'asseoir et une lampe. C'est tout. (...) On y raconte (...). Ce que l'on aime, ce qu'on déteste, ce que l'on cache au fond de son coeur ou ce que l'on n'arrive pas à cacher, ce qui nous embarrasse, nous réjouit, des histoires du passé ou de l'avenir, la vérité ou n'importe quoi, tout est possible. On dit ce qu'on a envie de dire à ce moment-là".

D'abord sceptique, la narratrice retourne plusieurs fois dans la pièce hexagonale, se perdant systématiquement dans les bois avant de retrouver son chemin. Il lui faudra plusieurs visites pour enfin se délivrer d'un secret qui lui pèse et pourrait être la clé de ses souffrances physiques et psychiques.

J'ai déjà écrit à quel point j'étais fascinée par la capacité de certains auteurs à dire beaucoup en peu de mots, dans une simplicité presque déconcertante. A coup sûr, Yoko Ogawa fait partie de ceux-là. Son récit - court, presque banal -  nous plonge dans une atmosphère feutrée, un peu mystérieuse, quasi envoûtante. Si elle nous mène sur les chemins de l'introspection, l'auteur le fait subtilement, par petites touches. Maniant avec brio l'art de la métaphore, elle évoque plus qu'elle n'explique. Mais au final, c'est bien du pouvoir de la parole dont il s'agit : la parole libératrice, les mots qui libèrent des maux.

dimanche 3 novembre 2013

Un an... et un petit tour en Afrique !

48 romans, 26 pays... il y a un an, lorsque j'ai créé ce blog, je ne savais pas encore jusqu'où vous emmèneraient mes lectures ! Merci à vous qui me suivez depuis le début ou qui m'avez rejointe en cours de route, qui me lisez fidèlement ou épisodiquement. Merci aussi pour vos petits messages de partage et d'encouragement.

Qu'en pensez-vous : on continue ? Je suis partante mais j'aimerais, pour une fois, vous lire. Savoir, en deux mots ou dix lignes, qui vous êtes, ce que vous lisez, ce que vous aimez (ou pas !) dans ce blog. La parole est à vous ! Quant à moi, pour ne pas faillir, je vous propose, pour ce premier anniversaire, de découvrir l'âme des conteurs africains à travers un roman original et surprenant.


Mémoires d'un porc-épic
Alain Mabanckou
Points n°1742
Prix Renaudot 2006

Rationalistes de tous bords, ceci n'est pas pour vous ! Voici un roman qui fait la part belle à la symbolique, au mythe, à la légende... qui nous entraîne dans une Afrique de sorciers et d'utilisateurs de fétiches, d'animaux dotés de pouvoirs extraordinaires, de cadavres capables d'identifier un meurtrier... Mais si le conte et la parole vous enchantent, ne passez pas à côté de ce roman savoureux.

Quelque part dans la forêt, à l'ombre d'un baobab qu'il prend pour confident, un vieux porc-épic entreprend de raconter sa vie. Et, croyez-moi, une telle vie mérite bien un roman ! Car il ne s'agit pas d'un simple représentant de l'espèce animale : ce porc-épic fut, durant une grande partie de son existence, le double nuisible d'un certain Kibandi, un individu sans pitié coupable de nombreux crimes. Des crimes qu'il n'accomplit pas de ses propres mains mais qu'il fit exécuter par son double, lequel armé de piquants acérés, n'eut d'autre choix que de s'y soumettre. Alors dans une longue confidence, étonné d'être encore en vie après que Kibandi eut trépassé, le porc-épic raconte : sa vie au milieu de la brousse et de ses congénères, l'enfance de son maître, la cérémonie d'initiation qui les fit se rencontrer, les premiers meurtres... Et la parole libère, c'est bien connu ; elle "délivre de la peur de la mort". Une fois la confidence entamée, le flot ne s'arrête plus. Dans une longue phrase sans points ni majuscules, simplement scandée par quelques chapitres, le porc-épic - philosophe à ses heures, formidable conteur et doté d'un bon sens redoutable - se libère enfin de tout ce qu'il a accompli par devers lui. Ce faisant, il se révèle, au fil des pages, étonnement attachant !

Je ne connais pas l'Afrique noire mais j'aime les contes et les mythes. J'ai retrouvé ici les souvenirs d'un excellent cours d'art africain où les masques, et tout ce qu'ils représentent lors des cérémonies initiatiques, m'avaient fascinée. Ces "Mémoires de porc-épic" sont bien plus qu'une fable : un modèle de narration et d'humour pour nos esprits cartésiens. Un véritable remède à une pensée en manque de créativité !

dimanche 20 octobre 2013

Certaines n'avaient jamais vu la mer

Julie Otsuka
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Editions 10/18 n°4725
Prix Femina étranger 2012


"Certaines n'avaient jamais vu la mer" : quel beau titre pour ce roman qui commence par l'embarquement de centaines de Japonaises qui, séduites par le rêve américain et par la photo d'un homme plein de charme et de prestance, ont vogué vers un mirage. Nous sommes au début du 20e siècle et l'Amérique manque de bras dans ses exploitations agricoles. Au Japon, des femmes en désespérance rêvent d'amour et d'exotisme ; des agences matrimoniales leur ont proposé en mariage des compatriotes déjà installés en Californie.

Elles ont entre 13 et 37 ans. Cheveux noirs, longs et plats, kimono usé, venant de la ville ou de la campagne, sans histoire. Elles ont appris ce que toute femme japonaise doit savoir : cuisiner, coudre, servir le thé, marcher à petits pas... Elles se voient déjà dans de jolies maisons, aux côtés de cet homme bien mis qui leur sourit sur la photo car "en Amérique les filles ne travaillaient pas aux champs, il y avait plein de riz et de bois de chauffage pour tout le monde. Et partout où l'on allait, les hommes tenaient la porte aux femmes et soulevaient leur chapeau en disant: "Les dames d'abord" et "Après vous"."

La désillusion est présente en guise de comité d'accueil lors du débarquement : aucun homme ne correspond à celui qui les a tant fait rêver. Le désenchantement est total : au fil des chapitres (La première nuit, Les Blancs, Naissances, Les enfants...), chaque page, chaque ligne témoigne du décalage entre le rêve et la réalité. Exploitées à l'envi par des propriétaires terriens soucieux de rentabiliser leurs immenses propriétés, par des notables trop heureux de l'arrivée de ces nouvelles bonnes à tout faire ; logeant dans des baraquements, loin de ces beaux lits aux draps propres et bien tirés qu'elles avaient sans doute imaginés ; déconsidérées dans ce pays dont la langue - étrange - leur échappe mais dont elles comprennent quand même les intonations lorsque, par derrière, le patron vient leur susurrer quelques mots à l'oreille... Oui, vraiment, le rêve américain se révèle vite être un cauchemar.

Pour nous compter cette histoire, Julie Otsuka - petite-fille d'immigrés japonais -  a pris le parti de ne pas se concentrer sur un personnage mais de parler en utilisant la première personne du pluriel. En privilégiant la narration collective au témoignage individuel, elle donne à son récit la force du choeur antique. Chaque parole résonne avant que la suivante s'enchaîne, tel un écho. Mélopée lancinante dont les voix s'entremêlent, litanie d'où émerge l'un ou l'autre prénom, ce récit, s'il tient du devoir de mémoire, va bien au-delà du destin de ces japonaises : c'est l'histoire de la condition féminine encore trop souvent bafouée qu'il nous relate.

© Sylvie Strobl 


dimanche 13 octobre 2013

Taxi

Khaled Al Khamissi
Traduit de l'arabe (Egypte) par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne
Babel n°1075


Khlaed Al Khamissi est producteur, réalisateur et journaliste. Le Caire, il connaît bien : c'est sa ville, celle où il est né. En 2005 et 2006, il a sillonné la capitale égyptienne en taxi, écoutant ce que les chauffeurs avaient à lui dire de la situation sociale, politique, économique... de son pays. Il en a tiré 58 courts récits pour autant de conversations qui nous permettent de prendre le pouls de l'Egypte sous Moubarak, quelques années avant qu'éclate le printemps arabe. 

A mi-chemin entre la littérature et le journalisme d'investigation, "Taxi" nous plonge dans la vie du peuple : celle des petites gens qui, bien souvent, n'ont que la débrouille pour survivre. Mais ce que l'on découvre surtout au travers de ces récits, c'est une Egypte où il ne fait bon vivre que pour les riches ; une Egypte où règnent la corruption et la violence, qui profite à ceux qui ont le pouvoir et affaiblit chaque jour davantage la population. 

En quelques lignes, Khlaled Al Khamassi nous campe des personnages et des situations avec un réel talent de conteur, sans jamais se départir d'une forme d'humour qui donne une résonance particulière à ses mots. Tantôt le narrateur est à l'écoute des chauffeurs qui ont besoin de se confier, tantôt il les questionne. Petit à petit se dessine une image de la société cairote. 

Dans cet univers plutôt masculin, les femmes ne sont cependant pas oubliées : passagères silencieuses ou surprenantes comme celle qui fait dire à un chauffeur : "Vous ne me croiriez pas si je vous racontais tout ce qui m'est arrivé (...). Ca fait plus de vingt ans que je suis taxi. J'en ai vu des histoires, mais celle qui vient de m'arriver est la plus drôle". Ce qui est arrivé à ce brave homme, c'est qu'une femme en niqab est entrée dans son taxi. Alors qu'il effectuait le trajet pour la conduire à destination, quelle ne fut pas sa surprise de la voir ôter son niqab, se retrouver en bigoudis qu'elle a ôtés, eux aussi, avant de se coiffer soigneusement, puis retirer sa jupe longue qui en cachait une beaucoup plus courte, se défaire de son chemisier qui cachait, lui, un petit haut moulant... et enfin sortir une trousse de maquillage et des chaussures à talons hauts. Devant l'effarement du chauffeur, la cliente s'est justifiée : "Je travaille comme serveuse dans un restaurant. C'est un travail respectable pour une femme respectable. Je travaille de manière honorable. Mais là-bas, il faut que je présente bien.
Chez moi et dans tout mon quartier, c'est impossible de sortir ou de rentrer comme ça, sans niqab. Une amie m'a donné un faux contrat avec un hôpital à Ataba. Ma famille croit que j'y travaille".

Et comme la débrouille est à tous les niveaux, l'amie lui prête aussi son appartement pour qu'elle puisse se changer, en échange évidemment d'une petite rétribution ! Mais ce jour-là, l'amie n'étant pas disponible, c'est dans le taxi que la femme a effectué sa métamorphose !

"Taxi" ne se lit pas d'une traite, comme un roman. C'est un livre qui se distille, que l'on ouvre le temps de deux ou trois récits puis que l'on repose, encore dans la réflexion qu'il inspire. C'est aussi un témoignage lucide mais plein de tendresse qui nous éclaire sur ce qui a amené les Egyptiens à se soulever : le besoin viscéral de vivre dans la liberté et la dignité.

dimanche 6 octobre 2013

L'eau et la terre

Séra
Delcourt Mirages
Tome 1 : L'eau et la terre 1975-1979 (préface de Rithy Panh)
Tome 2 : Lendemains de cendres 1979-1993 (préface de Bernard Kouchner)

Il y a quelques semaines, je vous présentais deux tomes d'une BD consacrée au Cambodge, L'Année du lièvre. Quelle n'a pas été ma surprise de découvrir récemment deux autres volumes consacrés au Cambodge et au génocide perpétré par les Khmers Rouges, sous la signature d'un autre dessinateur d'origine cambodgienne, Séra.

Né à Phnom Penh en 1961 et émigré en France en 1975, Séra a étudié les arts visuels à la Sorbonne où il enseigne actuellement, et publié son premier album de BD en 1985.

L'eau et la terre (1975-1979), ce sont des destins qui s'entrecroisent au lendemain de l'évacuation brutale de Phnom Penh par les Khmers Rouges. Citadins et paysans se retrouvent au milieu des rizières, sur les routes de campagnes sillonnées également par leurs bourreaux ; ceux-là même qui, voulant faire faire au peuple cambodgien un grand bond en avant, le précipitèrent en fait dans un gouffre sans fond, comme l'écrit le cinéaste Rithy Panh dans sa préface.

Ponctué de slogans de l'Angkar (le nouveau parti ouvrier du Kampuchéa), enrichi de cartes indiquant les mouvements de déportation de la population ou l'emplacement des prisons, et illustré dans une déclinaison de tons sepia, L'eau et la terre surprend d'emblée par un dessin au réalisme quasi photographique. Il en va de même pour Lendemains de cendres qui, dans une palette chromatique dominée cette fois par le vert-de-gris, relate l'invasion du pays par les troupes vietnamiennes et la chasse aux contre-révolutionnaires qui s'en suivit. Exil, déportation... la population cambodgienne continue à subir moultes pressions et violences et l'on voit à quel point le peuple cambodgien a souffert durant de nombreuses années de la folie meurtrière qui s'est emparée de ses voisins, mais aussi d'une fraction de ses "frères".

Si j'avais apprécié L'année du lièvre, je suis davantage touchée par l'oeuvre de Séra, en grande partie par la qualité du dessin. Un dessin rempli d'émotion et de sensibilité qui se suffit presque à lui-même. Le texte, tout en retenue, n'est là que pour ponctuer ce que les images nous donnent à voir. Véritable respiration dans cet univers de cruauté et de souffrance, les dernières pages de Lendemains de cendres sont illustrées d'aquarelles réalisées par Séra lors de son premier retour au Cambodge, en 1993. Un retour sur son passé et ses souvenirs d'enfance qui marque aussi, pour la population, un retour à la vie.

Derrière le site de Killing Fields, un étang rempli de lotus, comme le symbole de la paix retrouvée
(© Sylvie Strobl)


dimanche 22 septembre 2013

Les invités de l'île

Vonne van der Meer
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin
10/18 (Domaine étranger) N°4036


Située sur l'île de Vlieland aux Pays-Bas, la Rose de la Dune (Duinroos) est une maison qui accueille dès le printemps des visiteurs soucieux de venir se reposer au grand air. Avant leur arrivée, une "fée du logis" veille à ce que tout soit prêt, accueillant, chaleureux... et surtout, à ce que le livre d'or soit bien en place afin que chacun puisse témoigner de son passage en ces lieux apaisants.

A vrai dire, il ne se passe pas grand chose sur cette île. Et pourtant, dans cette maison de vacances un peu isolée, des histoires se tissent, se raccommodent... des destins s'écrivent. Ce pourrait être des nouvelles : chaque chapitre met en scène une personne, un couple, une famille... mais ce serait sans compter la maison, véritable clé de voûte de la narration de Vonne van der Meer.

Un couple tente de se reconstruire après l'infidélité du mari, une jeune femme s'interroge sur sa grossesse non désirée, trois amis aux relations ambiguës cherchent à clarifier leur situation amoureuse, un homme rumine un échec professionnel... La crise est présente, chez chacun, et pourtant peu à peu, un certain apaisement s'installe, comme si les murs, les nombreux objets amassés ou ramassés, bout de bois flotté, plume ou coquillages... parvenaient à calmer les angoisses, les inquiétudes. Comme si chaque craquement de marche apportait le début d'une réponse.

De tous ces cheminements, celui qui m'a le plus touchée est celui de ce vieil homme, veuf, arrivé sur l'île avec l'intention de se suicider, tout en donnant à son acte les apparences évidentes d'un accident pour ne pas attrister davantage encore ses filles. De la lettre qu'il veut leur envoyer au maillot de bain qu'il achète pour effectuer son dernier bain, en passant par les provisions qu'il fait afin de remplir son frigo, il construit une véritable mise en scène destinée à tromper ses proches. Mais au fur et à mesure qu'il prépare son départ, c'est la vie qui se réinstalle, l'étincelle qui renaît et qui, comme chantait Brel, fait "rejaillir le feu de l'ancien volcan qu'on croyait trop vieux". Il suffit parfois d'une étoile de mer intacte, d'un cheval qui vous lèche la main de sa langue râpeuse ou du goût d'une crêpe au lard et au sirop d'érable !

Ce livre est le premier de la Trilogie de Duinroos. Le deuxième récit, "Le bateau du soir" est également disponible chez 10/18, domaine étranger, contrairement au "Voyage vers l'enfant", dernier volet de la trilogie, à venir sans doute !


Texel, Pays-Bas (© sylvie Strobl)

dimanche 15 septembre 2013

La relieuse du gué

Anne Delaflotte Mehdevi
Babel n°1185


Je ne vous emmène pas très loin cette semaine ! A défaut de voyage dans d'autres contrées, je vous propose un roman plein d'odeurs, de senteurs... un voyage à travers les sens et à travers l'histoire. Un de ces petits bijoux qui, dès les premières pages, vous donne envie de vous caler confortablement dans un fauteuil, devant une théière fumante, et de ne plus en bouger, juste tourner les pages...

Après avoir mené brièvement une carrière de diplomate, Mathilde est revenue à l'essentiel : marchant sur les traces de son grand-père, elle s'adonne à la reliure. C'est dans un petit village de Dordogne qu'elle a installé son atelier, loin de Paris et de ses tumultes. Elle s'y est fait quelques amis mais ses journées, c'est principalement avec les livres qu'elle les passe, et en compagnie de Cyrano de Bergerac dont elle a toujours un exemplaire à portée de main afin de s'y ressourcer. 

Dans son atelier où papiers, cuirs, outils et fers à dorer se côtoient, elle redonne vie aux livres qui ont souffert, les recoud, les recolle, leur consacre toute son attention... Un matin, un personnage énigmatique vient lui confier un ouvrage qu'il porte comme un trésor et qui contient des dessins et aquarelles de belle facture. Mathilde est à la fois fascinée par le visiteur et par le volume qu'il lui confie. Quelques heures plus tard, l'homme décède, renversé par une voiture, et la jeune femme - qui ignore jusqu'à son nom - se retrouve dépositaire d'un livre dont elle veut percer les secrets. Commence alors une quête qui la mène d'une forêt de châtaigniers à un ancien moulin, d'une colline à un chantier de fouilles... et qui, au gré des rencontres, lui permet peu à peu de reconstituer l'histoire de l'inconnu et de son livre, mais aussi l'histoire d'une famille, d'un village... avant  de toucher du doigt sa propre trajectoire familiale.

Avec ce premier roman, Anne Delaflotte Mehdevi nous ouvre les portes d'un métier qu'elle connaît bien puisqu'elle le pratique. Au-delà du relieur, c'est aux artisans en général qu'elle rend hommage à travers ses personnages, qu'ils soient horloger, cordonnier, boulanger... Son écriture fluide nous plonge dans un univers d'odeurs et d'authenticité : parfums du cuir et de la colle, de la forêt et de l'humidité, des chouquettes et du pain frais... 
Roman  de transmission et de filiation, à l'écriture sensible, "La relieuse du gué" est un livre chaleureux qui excelle à créer une atmosphère et à procurer une émotion douce et profonde. Ne vous en privez pas !


"Les couvertures (...) étaient recouvertes de maroquin couleur d'un caramel blond..." (© Sylvie Strobl)

dimanche 8 septembre 2013

Le miel d'Harar

Camilla Gibb
Traduit de l'anglais (Canada) par Paule Noyart
Babel N°1147


Sur les conseils d'une lectrice avisée, j'ai découvert le livre de Camilla Gibb, "Le miel d'Harar". Dès les premières pages, j'ai été happée par l'histoire de Lilly, jeune anglaise élevée par des parents bohèmes qui décèdent au Maroc alors qu'elle n'est encore qu'une enfant. Prise en charge par un maître Soufi qui l'initie à une lecture ouverte et tolérante du Coran, Lilly se rend en Ethiopie avec son frère afin de se recueillir sur le tombeau de leur saint protecteur. Mais là où Hussein trouve une légitimité, son statut de femme blanche constitue un véritable handicap et la met à l'écart de la société. 

A Harar, quatrième ville sainte de l'islam, la jeune femme tente malgré tout de se faire accepter. Dans le quartier défavorisé où elle s'est installée, elle enseigne le Coran à des enfants et cherche à conjuguer l'islam exigeant mais ouvert qu'on lui a transmis avec un islam plus traditionaliste dans lequel elle ne se reconnaît pas toujours. Son quotidien se partage entre une forme de survie et les moments d'espoir que lui apportent ses rencontres avec le Dr Aziz, un médecin noir dont elle tombe peu à peu amoureuse. Bientôt pourtant, ce sera à nouveau l'exil : les troubles politiques du début des années '70 conduisent peu à peu à l'insécurité ; le régime d'Haïlé Séllassié vacille et Lilly se voit contrainte de fuir ce pays qu'elle a adopté et de quitter l'homme qu'elle aime.
Réfugiée à Londres où se recrée peu à peu des racines auprès de la communauté éthiopienne, Lilly devra se reconstruire, tout en tentant de faire le deuil de son pays et de son amour.

Roman foisonnant, riche en couleurs, en senteurs... riche aussi par les personnages qui le traversent et par les traditions qu'il décrit, "Le miel d'Harar" est dépaysant à chaque ligne, qu'elle se situe en Ethiopie ou en Angleterre. En nous faisant partager le destin de Lilly, Camilla Gibb nous offre une formidable leçon d'histoire. Elle nous ouvre aussi à une réflexion sur l'islam par le biais de deux "écoles" différentes : le soufisme et le traditionalisme, pour ne pas dire l'intégrisme.
Voilà un livre qui mérite une lecture attentive, en profondeur, pour en saisir tous les méandres, et qui ne se laisse pas oublier, une fois la dernière ligne achevée. Merci à Emilie de m'avoir incitée à le lire, en espérant à mon tour vous donner l'envie de vous y plonger !

dimanche 1 septembre 2013

Deux zèbres sur la 30e Rue

Marc Michel-Amadry
Pocket n°15389


Au zoo de Gaza, les zèbres sont morts de faim et le directeur, Mahmoud Barghouti, a eu une idée géniale pour continuer à amuser les enfants : il a peint deux ânes de rayures noires et blanches afin de faire illusion !
Lorsque James, correspondant de guerre américain, découvre cela, c'est toute son existence qui s'en trouve bousculée. Lui, l'homme désabusé dont la vie n'a plus guère de sens, voit dans ce gentil subterfuge un acte de résistance emblématique contre la tristesse et la violence. Plutôt que d'écrire un énième récit sur les conflits qui agitent la région, il décide de publier dans son journal l'histoire de cet homme et de son "zoo de la joie". Parallèlement, il met tout en oeuvre pour l'aider à repeupler son parc animalier. Contre toute attente, il parvient à convaincre Mahmoud de venir à New-York - la ville de tous les dangers pour ce Palestinien - afin de lui faire rencontrer des personnes qui l'aideront à trouver girafes, éléphants et autres léopards, et surtout lui permettront de faire passer ces animaux dans la légalité. 

Si pour Mahmoud la rencontre avec James est une aubaine, pour celui-ci elle est une renaissance qui lui permet de s'ouvrir à nouveau à la vie et aux autres : c'est comme cela qu'il fait la connaissance de Jana, jeune Disc Jockey allemande dont il ne tarde pas à tomber amoureux.
De leur côté, Mathieu, jeune consultant français, et Mila, artiste peintre, se sont séparés pour fuir une relation trop fusionnelle. Chacun essaie de respecter le territoire de l'autre, mais secrètement tous deux n'ont qu'un espoir : se retrouver. Lorsque Mathieu découvre dans le journal l'histoire un peu folle du zoo de Gaza, cela lui donne une idée géniale pour reconquérir le coeur de Mila...

Chassé-croisé entre cinq individus sur le point de changer de vie, ce petit livre est bien plus qu'une simple histoire de rencontres et d'amour. Sur fond de conflit israélo-palestinien, Marc Michel-Amadry (qui signe ici son premier roman) parvient à nous parler de joie, de bonheur à construire, d'utopie aussi... et surtout à nous faire croire que le "possible" n'est pas si loin. Fable ou conte des temps modernes, la morale de ce récit ressemble à s'y méprendre à la célèbre phrase que Mark Twain écrivait il y a deux siècles déjà : "Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait". Quel beau programme pour entamer septembre avec optimisme et énergie. Alors à toutes et à tous, bonne rentrée !

dimanche 25 août 2013

Parfum de pagode

Anna Moï
Editions de l'aube (poche)
Nouvelles


Anna Moï est née à Saïgon où elle a étudié le français très tôt. C'est dans cette langue qu'elle maîtrise parfaitement qu'elle a écrit "Parfum de pagode". En lisant ce recueil, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à un peintre devant son chevalet. Seurat ou Signac, ou encore Théo Van Rysselberghe. Un de ces artistes qui nous ont donné à percevoir le réel non pas de manière hyper-réaliste, mais par petites touches, par taches de couleurs. Voilà comment Anna Moï nous fait découvrir son pays. 

Il est évidemment très difficile de résumer un tel recueil, si intimiste et personnel. Je m'arrêterai donc sur une nouvelle qui m'a particulièrement touchée : "Le fusil et le violoncelle". L'histoire des deux frères K., violoncellistes tous deux, qui ont fait le choix de la musique dans ces circonstances bien particulières. 
De 1978 à 1991, le Vietnam et le Cambodge sont en guerre. Les jeunes gens sont appelés à servir leur pays. "L'exemption militaire est accordée exclusivement à deux catégories d'appelés : les étudiants de la faculté de médecine - car le Viêt-Nam a besoin de médecins -, ou ceux du conservatoire de musique, car le Viêt-nam a besoin de musiciens". Entre le fusil et le violoncelle, le choix ne repose donc pas sur d'éventuels dons artistiques mais sur un critère plus essentiel : sauver sa peau. Et s'il faut payer pour intégrer le conservatoire, qu'importe : c'est le prix de la vie. En quelques pages à peine, toute la fragilité d'un destin est ainsi esquissée, posant du même coup la question essentielle du bien et du mal. Et la musicienne qu'est aussi Anna Moï supplante l'écrivain  pour conclure : "Ils n'éprouvent pas de haine à l'égard de ceux qui n'ont pas eu à choisir entre la guerre et la musique. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs. L'injustice n'est pas là. Elle est dans le fait que nous ne sommes pas tous des musiciens".

Peut-être faut-il être allé au Vietnam pour apprécier pleinement ces nouvelles, avoir découvert le pays par ses sens plutôt que par les musées ou les monuments. On pourra alors feuilleter le recueil comme on regarderait un album photo : chaque cliché fera renaître l'émotion de l'instant.


Pagode de la Dame Céleste, Hué (© sylvie Strobl)


dimanche 18 août 2013

Les tribulations d'un lapin en Laponie

Tuomas Kyrö
Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
Folio n°5603

Conte des temps modernes, voilà un livre qui pourrait commencer par "Il était une fois un pauvre émigré roumain ayant quitté son pays pour enfin gagner de quoi offrir des chaussures de foot à crampons à son fils". Oui mais voilà : débarqué en Finlande et rapidement arnaqué par Iegor Kugar, un trafiquant russe de la pire espèce, Vatanescu a pour lui son courage, une certaine forme de naïveté et ce qui pourrait s'appeler un destin. 

Au fil des pages et des rencontres, par une sorte de théorie du domino, la vie de notre héros du quotidien se construit par devers lui. En compagnie d'un lapin qu'il a trouvé dans un parc public et qui devient son compagnon d'infortune, Vatanescu exerce différents métiers : plongeur temporaire dans le restaurant d'un immigré vietnamien, cueilleur de baies sauvages, bétonneur sur un chantier destiné à construire un immense complexe commercial, assistant et imprésario d'une prestidigitatrice... et, au final, icône malgré lui de tout un pays et d'une population qui suit ses aventures grâce à la magie des nouvelles technologies. Mais au gré de toutes ses aventures et même lorsque la réussite est enfin au bout du chemin, Vatanescu n'oublie pas la raison pour laquelle il a parcouru tout ce chemin : les chaussures de foot à crampons !

A travers l'histoire de Vatanescu, l'auteur nous convie à découvrir une facette de la réalité finlandaise : celle de l'immigration et de l'exploitation des plus pauvres. Mais loin de tout misérabilisme, il nous propose une galerie de portraits drôle et émouvante, et nous dépeint des situations burlesques qui frôlent parfois l'absurde. On s'attache rapidement à ce duo qui nous fait croire que tout peut arriver, le pire sans doute, mais aussi le meilleur, et qu'il suffit parfois d'y croire pour que la vie vous offre un nouveau départ. A lire pour sourire et rire, mais aussi pour le formidable vent de fraîcheur que ce livre procure par son côté invariablement positif.




dimanche 11 août 2013

Promenons-nous dans les bois

Bill Bryson
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Karine Chaunac
Petite Bibliothèque Pahot / Voyageurs n°922


Quand certains s'alanguissent sur des plages et que d'autres enfourchent leur vélo, d'autres encore préfèrent chausser leurs bottines, endosser un sac comprenant tente, réchaud et nouilles déshydratées, et partir à la découverte de la nature sauvage. C'est le cas de Bill Bryson.
De retour d'Angleterre où il a vécu plusieurs années, l'écrivain s'installe dans le New Hampshire et découvre que non loin de sa maison passe un sentier mythique : le sentir des Appalaches, long de quelque 3500 kilomètres. Très vite, l'envie le titille de se frotter à ce tracé incontournable pour les randonneurs aguerris. Mais pas question de se lancer sans préparation : lectures, étude de cartes et relevés topographiques, achats dans des boutiques spécialisées... constituent les prémices de l'aventure.

Pas question non plus de partir seul. Un vieux camarade d'école répond favorablement à sa proposition de l'accompagner. Stephen Katz, la quarantaine bedonnante, grand amateur de donnuts et de séries télévisées, n'est pas, a priori, le compagnon idéal : son manque d'entraînement n'a d'égal que sa propension au découragement. Mais qu'à cela ne tienne : nos deux marcheurs rejoignent le Mont Springer, point de départ sud du sentier. Ils entament alors un périple où le "danger" les guette derrière chaque arbre, qu'il s'agisse d'ours, de plantes toxiques, de cours d'eau à traverser à gué... ou d'autres randonneurs plutôt collants ! Sans oublier les insectes évidemment !

Avec beaucoup d'humour, B. Bryson nous conte cette aventure, agrémentant son récit de données historiques, géographiques ou botaniques, sans que cela ne vienne alourdir le cheminement qu'il nous invite à parcourir. Avec une bonne dose d'auto-dérision, il nous fait partager frayeurs, mésaventures, rencontres incongrues... Le récit fourmille d'anecdotes et nous donne l'impression, crampes en moins, d'affronter nous aussi les dénivelés du sentier. Au fil des étapes, c'est aussi un plaidoyer pour le respect et la protection de la nature que nous livre l'auteur.


Pas d'ours dans nos forêts, mais de belles rencontres au détour d'un sentier (© Sylvie Strobl)

dimanche 4 août 2013

Les liaisons culinaires

Andréas Staïkos
Traduit du grec par Karine Coressis et Delphine Garnier
Babel n°816


Dimitris et Damoclès sont voisins de palier. Ils partagent, sans le savoir, deux passions : celle pour Nana, une femme mariée qui est leur maîtresse à tous deux, et celle de la cuisine. 
Il suffit d'une odeur de persil ciselé et de la vision d'un "pied chaussé d'une mule, un pompon noir et un ongle rouge" pour que Damoclès comprenne ce qu'il n'aurait jamais osé imaginer : Nana, cette femme qu'il aime tant et qu'il séduit grâce à des plats savamment préparés avant de passer à d'autres plaisirs plus charnels, est aussi la maîtresse de son voisin. Comble de l'ironie : ce dernier use apparemment des mêmes recettes pour la charmer !

Peu à peu, au fil de conversations et de dégustations, les deux hommes découvrent toute la duplicité de la jeune femme et décident de remédier à cette tromperie. C'est à un véritable duel culinaire qu'ils décident de se livrer. Tous deux confectionnent une moussaka : celui dont la recette aura le plus satisfait le palais de leur maîtresse restera le seul et unique amant. Sans vous dévoiler, bien entendu, l'issue de ce duel, sachez que l'auteur vous réserve une petite surprise qui donne tout son sel à la conclusion de ce récit culinaire.

Au fil de chapitres vifs et enlevés, Andréas Staïkos nous conte à la fois les relations amoureuses et amicales entre Nana et ses amants, mais aussi les plats concoctés par ces derniers. Et pour ne pas laisser le lecteur sur sa faim, chaque chapitre se termine par les recettes des plats mitonnés par Dimitris et Damoclès. Après la lecture, vous n'aurez donc plus aucune excuse pour ne pas vous lancer dans la préparation d'artichauts à la mode de Constantinople ou de petites aubergines confites dans du vinaigre.

Ce voyage au pays des sens m'a conquise et mise de bonne humeur. Voilà un livre qui se lit, se sent, se goûte... et qui, par ces belles journées ensoleillées, se savoure devant un verre de vin blanc frais et quelques olives, à l'abri d'une tonnelle ! Il évoque un autre roman culinaire dont je vous recommande la lecture : "La colère des aubergines" de Bulbul Sharma qui vous mènera à la découverte de la cuisine indienne.

dimanche 28 juillet 2013

Le papillon de Siam

Maxence Fermine
Le livre de Poche n°31632


Le nom d'Henri Mouhot ne vous évoque sans doute rien. Si je vous dis qu'il découvrit un précieux scarabée aux élytres d'or (mouhotia gloriosa, pour les puristes) lors d'une de ses expéditions dans la jungle du sud-est asiatique, je doute fort que cela vous éclaire davantage. Pourtant, ce natif de Montbéliard (né en 1826 et mort au Laos en 1861), naturaliste et entomologiste à ses heures, découvrit bien plus qu'un insecte. Il révéla à l'Europe entière l'existence des merveilleux temples d'Angkor qu'il dénicha par hasard alors qu'il chassait le papillon dans la jungle cambodgienne.

Pour ce jeune homme un peu introverti, la vie ne peut se résumer à une petite ville de province. Heureusement qu'il y a les livres, les récits d'aventures en particulier, et parmi ceux-ci, celui de Mgr Pallegoix, missionnaire français à Bangkok, dans le royaume de Siam. Les mots de l'archevêque dansent sous les yeux de Mouhot : mandarins, banians, Khmers, Thaïs... c'est décidé : c'est là qu'il veut aller. Mais de Montbéliard à Bangkok, la route est longue, surtout au 19e siècle ! Ses pas le mènent d'abord en Russie où il enseigne le français, en Angleterre suite à son mariage avec la nièce de Mungo Park, célèbre explorateur britannique, à Jersey... avant de pouvoir enfin réaliser son rêve : partir en Asie lors d'une expédition financée par l'Académie royale des sciences de la Couronne britannique. En contrepartie de ce financement, Mouhot devra rapporter un Teinopalpus Aureus, ou papillon de Siam, précieuse espèce qui manque à la collection de l'Académie. Et voilà comment se joue un destin !

Le livre de Maxence Fermine nous mène sur les traces de Mouhot, de sa naissance à sa mort à Luang Prabang, terrassé par une de ces fièvres exotiques que la science n'a pas encore identifiées à l'époque. Ce court roman qui tient de la biographie ne se perd pas en détails inutiles. Au contraire, servi par une écrire fluide et efficace, il nous mène tambour battant à travers l'Europe, puis l'Asie. Cela pourrait être sec, mais ça ne l'est pas. En peu de lignes, l'auteur nous fait partager la vie très particulière d'un de ces aventuriers que rien n'arrêtait pour atteindre l'objectif qu'ils s'étaient fixé, à une époque où les moyens humains, scientifiques, technologiques... étaient encore très limités. Tout au plus regrette-t-on en refermant l'ouvrage d'être déjà arrivé au terme de cette histoire étonnante : on resterait bien un peu plus longtemps dans cette "ville à la fois minérale et végétale, dont il ne subsiste qu'un amas de ruines, un cimetière de grès envahi par la végétation. Une cité de silence et de mystère".

50 ans plus tard, un autre aventurier dans son genre séjourna au Cambodge et écrivit un très beau livre que je vous conseille si vous voulez poursuivre le voyage : Il s'agit d' "Un pèlerin d'Angkor" de Pierre Loti, publié aux Editions Kailash.


Temple de Ta Phrom, Cambodge (© Sylvie Strobl)

dimanche 21 juillet 2013

Touriste

Julien Blanc-Gras
Livre de Poche n° 32993

Alors que les enfants aiment s'endormir en serrant un doudou dans leurs bras, le petit Julien Blanc-Gras s'endormait en serrant un globe terrestre, "la joue contre la Corée, la Norvège chaudement lovée contre (sa) poitrine et Los Angeles au bout des doigts" ! Et à l'âge où les enfants apprennent à lire "papa" et "maman"... c'est avec "Kamtchatka" qu'il découvrit le plaisir d'assembler les lettres ! Comment s'étonner qu'à l'âge adulte, il voulut s'assurer que tout ce qu'il avait appris dans les livres et à la lecture des cartes était exact !

Devenu journaliste-voyageur, l'auteur nous fait partager quelques anecdotes d'un périple qui le mène d'Angleterre en Inde, en passant par Israël, le Guatemala, les aéroports suisses ou la Colombie. On ne résiste pas à l'humour avec lequel il narre ses (més)aventures et met à mal certaines idées couramment répandues (non, toutes les plages de Tahiti ne ressemblent pas à des images de carte postale : "Il y a des plages. Il y a du sable, noir et volcanique. Le sable blanc et fin de la carte postale, c'est plutôt Moorea, l'île voisine..."). Mais au-delà de cet aspect, Julien Blanc-Gras est aussi un observateur lucide de ses semblables à travers le monde, des situations géo-politiques auxquelles il est confronté, de la misère et de ses conséquences... Même dans ces passages un peu plus graves, jamais l'auteur ne se départit de son sens de la réplique qui fait mouche à tous les coups. J'en veux pour preuve cette citation : "Je travaillais à l'usine pour pouvoir voyager. Ils avaient beaucoup, beaucoup voyagé pour venir travailler à l'usine" !

En feuilletant ce livre, au moment de l'acheter, je suis tombée (il n'y a pas de hasard !) sur quelques lignes qui ont fait écho à mes propres souvenirs de voyages : dans un temple du Rajasthan au "calme mystique", l'auteur se fait dérober son repas par une horde de singes en furie. Surpris, vexé, impressionné, frustré... Julien Blanc-Gras n'a pas assez de qualificatifs pour décrire son état d'esprit. Pour ma part, une fois la surprise passée, ce fut un grand éclat de rire qui résuma ce larcin commis avec célérité. Cela se passait à Galta, dans un ensemble de temples du 18e siècle colonisé par les singes : nous venions d'acheter des samosas emballés dans un sac en plastique bleu. Est-ce la couleur ou l'odeur ? En une fraction de seconde, un singe se précipita sur le sac tenu à bout de bras,  le déchira, nous déroba deux samosas qu'il dégusta ensuite tranquillement alors que ses congénères semblaient tentés de faire de même : un souvenir qu'aujourd'hui encore nous évoquons avec amusement !


Galta, Rajasthan (© Sylvie Strobl)