Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 22 novembre 2015

Quand l'empereur était un dieu

Julie Otsuka
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bruno Boudard
10/18


L'attaque menée par les Japonais sur Pearl-Harbour en 1941 provoqua l'entrée des Etats-Unis en guerre aux côtés des alliés. Elle fit naître sur le continent américain un profond sentiment anti-japonais auquel furent confrontés des milliers de Nippo-américains parfaitement intégrés. En réaction à cette attaque, le FBI procéda à l'arrestation et à l'internement de milliers de Nippons qui furent proclamés "totalement inassimilables et loyaux à l'empereur". Des familles entières furent déplacées vers des "Relocation Centers" (en réalité, des camps de concentration) disséminés dans l'ouest des Etats-Unis ; elles y furent maintenues jusqu'à la fin du conflit. 

Dans ce qui est son premier roman, Julie Otsuka nous invite à partager le destin d'une de ces familles. Un matin, le père est arrêté sans un mot, sans une explication. Peu après, la mère et les enfants (un jeune garçon et sa soeur aînée) sont déportés. Ils embarquent à bord d'un train, ignorants de leur destination mais conscients de la précarité de leur avenir. Derrière eux, ils laissent leur maison, leurs souvenirs, leur vie.

Dans le camp, la vie s'organise au quotidien. Les baraquements, les files, la promiscuité... chacun réagit différemment. Si la mère semble faire preuve d'une force tranquille, elle cède pourtant à un désespoir silencieux. Le fils, très attaché à son père dont il guette les moindres courriers, semble être celui qui souffre le plus de ce déracinement. La fille quant à elle, aux portes de l'adolescence, est surtout animée par une pulsion de vie.

A la fin de la guerre, chacun est renvoyé chez soi avec un billet de train et 25$ dans la poche. La vie reprend son cours, même si dorénavant, dans le quartier, tous évitent de croiser le regard de ces "revenants". Un jour enfin, c'est le père qui réapparaît, méconnaissable... Ce qui illustre un épisode historique est le témoignage d'une profonde injustice envers des innocents. Le dernier chapitre du roman en témoigne avec une force décuplée.

Outre le fait qu'il s'inspire de faits réels ayant directement touché sa famille, ce qui donne de la puissance au texte de J. Otsuka, c'est paradoxalement le détachement avec lequel elle construit son récit. Pas de nom ou de prénom pour les personnages principaux, pas ou peu de détails physiques... L'histoire de cette famille symbolise celle de toutes les familles déportées. Le style épuré et le ton narratif sans emphase donnent à ce récit une intensité et une dignité que l'on retrouve, par ailleurs, dans un autre de ses romans, Certaines n'avaient jamais vu la mer.

On ressort de cette lecture profondément touchés et plus que jamais conscients de la fatalité qu'il y a à se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. En cela, l'histoire n'a malheureusement pas fini de se réécrire.


mardi 17 novembre 2015

Mes seuls dieux

Anjana Appachana
Nouvelles traduites de l'anglais (Inde) par Alain Porte
Zulma


Amateurs de nouvelles, voilà de quoi vous combler tant les huit récits qui composent le recueil d'Anjana Appachana sont passionnants. Au-delà du genre, parfaitement maîtrisé, ce que l'on retiendra de cet ouvrage, c'est la justesse et  la précision avec lesquelles l'auteure analyse la société indienne contemporaine : une véritable radiographie dont l'angle d'approche - la place de la femme issue de la "middle class" dans la société - constitue à lui seul un prisme de choix.

A travers différents regards féminins, chaque histoire nous plonge dans une Inde partagée entre tradition et modernité, entre valeurs ancestrales et évolution irréversible. Certes, on  y croise parfois des fantômes (Le fantôme de la Barsati), mais on y lit aussi la volonté d'une femme de ne pas se soumettre à ce que la société - et plus précisément sa belle-famille - attend d'elle (Bahu) ; on y rencontre une fillette qui voue à sa mère une véritable adoration (Mes seuls dieux) et une future mariée confrontée à un viol qu'elle n'ose confier à ses parents (Incantations) ; on y partage la tristesse d'une mère dont la fille vit à l'étranger (Sa mère) et les angoisses d'une jeune fille enceinte hors mariage (Prophétie) ; on y découvre aussi la difficulté qu'il y a à être une femme nantie de responsabilités dans un univers professionnel majoritairement masculin (Sharmaji et Sharmaji & les sucreries de Diwali).

Quel que soit le récit, Anjana Appachana parvient, en quelques pages, à créer un univers dans lequel elle emporte son lecteur qui se trouve inévitablement en empathie avec les personnages. Drôles, grinçantes, émouvantes ou irritantes, ces nouvelles auront, sans nul doute, une résonance particulière pour quiconque a voyagé en Inde. Plus largement, elles séduiront tout lecteur curieux de découvrir l'une des multiples facettes de ce pays fascinant à plus d'un titre.

Bord de mer à Pondichery (© S. Strobl)


dimanche 1 novembre 2015

Qu'est devenu l'homme coincé dans l'ascenseur ?

KIM Young-ha
Nouvelles traduites du coréen par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel
Picquier Poche


Quatre nouvelles composent ce recueil de l'écrivain coréen KIM Young-ha. Considéré comme l'un des chefs de file de la nouvelle littérature sud-coréenne, témoin d'une société moderne libérée du joug des dictatures, Kim Young-ha est lauréat de nombreux prix littéraires dans son pays.

Dans ce recueil, quatre héros, tous masculins, sont confrontés à des situations étranges, parfois cocasses, parfois angoissantes. Le premier doit faire face à une journée où les imprévus et les contretemps s'enchaînent, ne lui laissant pas la possibilité d'appeler les pompiers pour secourir un homme bloqué dans un ascenseur ; le second, auteur à succès, reçoit une lettre surprenante d'une femme qui lui décrit les moeurs étranges et pour le moins inquiétantes de son mari qu'elle soupçonne être un vampire ; le troisième, malgré la mise en garde d'un devin, tombe amoureux ce qui a pour conséquence de le faire disparaître progressivement ; le dernier, enfin, est confronté à une existence vide de sens que la réapparition de deux anciens condisciples parvient à peine à bousculer.

Relations codifiées, monde du travail sans pitié, situations ubuesques, voire kafkaïennes, ou flirtant avec un onirisme qui n'est pas sans évoquer Murakami, voilà pour le cadre général de ce recueil écrit d'une plume alerte. S'il se lit avec plaisir, il me laisse toutefois sur ma faim : on est loin des grands maîtres de la nouvelle, qu'il s'agisse d'un A.E. Poe, d'un Gogol ou d'un Maupassant capables de faire naître de véritables émotions en quelques pages. J'ai le sentiment, ici, d'une lecture un peu trop lisse, même lorsque les thèmes flirtent avec l'étrange ou l'irrationnel. Voilà donc une première rencontre avec la littérature coréenne qui en appelle d'autres : vos suggestions sont les bienvenues !