Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 24 novembre 2013

Ours

Diego Vecchio
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Stéphanie Decante
L'arbre vengeur (collection Forêt invisible)


Panique à Buenos-Aires ! Depuis quelques temps, les enfants ne parviennent plus à s'endormir, plongeant leurs parents dans un épuisement profond. Des pères et des mères hagards cherchent une solution, mais rien n'y fait : obstinément, nuit après nuit, les petiots empêchent leurs géniteurs de fermer l'oeil. Jusqu'au jour où Estrella Gutierrez, une de ces mères épuisées, apprend qu'un magasin de jouets de la ville vend le remède miracle : un ours en peluche baptisé Doux Dodo qui réconcilie les enfants avec le sommeil. Seul problème : dès qu'une livraison est effectuée, le magasin est pris d'assaut et quelques minutes plus tard, tous les ours ont disparu. 
Tous sauf un, qu'Estrella trouve au fond d'un panier abandonné dans un recoin du magasin et qui lui rend espoir. Ce qu'elle ignore, c'est que ce Doux Dodo est en réalité un ours plein de malice envoyé par Croque-Dodo, un ogre à qui on a retiré le droit de manger les enfants et qui n'a trouvé d'autre vengeance que de les priver de leur sommeil !

S'il s'agit bien d'un conte - et d'un livre sur le pouvoir du conte-, Ours est une histoire pour adultes ayant gardé leur âme d'enfant ! On y rencontre des animaux qui parlent : certains sont bienfaisants, d'autres carrément féroces ; on se heurte à des ogres en mal de repas ; on y croise un certain Casimir (oui, oui : celui de l'île aux enfants !) mais aussi le Prince des Crapauds, sans oublier Esmeralda la grenouille, célèbre animatrice d'émissions pour enfants qui fait passer des messages écologiques avant d'inciter les petits à dormir en leur lançant sa phrase célèbre : "Mes petits têtards, il est bien tard !"... le tout dans une narration débridée bien éloignée de l'univers des Bisounours !

Nul doute que l'auteur se soit inspiré de la capacité des enfants à inventer des histoires farfelues, où réel et imaginaire s'entrecroisent en permanence, pour construire son récit. Le lecteur, quant à lui, est ballotté de haut en bas, des maisons de Buenos-Aires où les enfants ne dorment pas au Monde de Tout ce qui se Trimballe dans les Tuyauteries, là où vivent le Croque-Dodo et son "armée" maléfique. Imprévisible et détonnant, drôle et intelligent, Ours m'a fait passer un agréable moment, me demandant parfois si ce livre, que j'ai trouvé au rayon "adultes", n'aurait pas dû se trouver au rayon "enfants" pour, quelques lignes plus tard, frissonner et me dire que, tout bien réfléchi, il n'était pas à mettre entre toutes les mains ! Chacun appréciera en fonction de sa capacité à se laisser porter, voire emporter ; en fonction aussi de son rapport au réel et à l'imaginaire. Moi qui adore raconter des histoires, me voilà bien heureuse d'en avoir trouvé une à ma mesure !!!

dimanche 17 novembre 2013

Le petite pièce hexagonale

Yoko Ogawa
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Babel n°800

Voilà un récit tout simple en apparence mais qui, en réalité, nous mène de manière quasi-poétique sur les chemins de la psychanalyse et de l'introspection. La narratrice - une jeune femme un peu perdue qui souffre de violents maux de dos - se rend à la piscine pour soulager ses douleurs. Dans les vestiaires, elle est attirée par une autre nageuse qui accompagne une femme plus âgée. Sans savoir ni comprendre pourquoi, elle se met à les suivre, intriguée par la relation - ou plutôt l'absence de relation - qui semble unir les deux femmes.

Un soir, leur chemin la mène en dehors de la ville, passant à travers bois pour rejoindre des immeubles abandonnés. C'est là que la narratrice fait la découverte de "la petite pièce à raconter". Dans l'un des immeubles, la loge du gardien sert de salle d'attente à des personnes silencieuses qui, tour à tour, entrent dans une petite pièce hexagonale. Qu'y a-t-il à l'intérieur ? Qu'y fait-on ? "A vrai dire, il n'y a rien dans la petite pièce à raconter. Juste un banc permettant à une personne de s'asseoir et une lampe. C'est tout. (...) On y raconte (...). Ce que l'on aime, ce qu'on déteste, ce que l'on cache au fond de son coeur ou ce que l'on n'arrive pas à cacher, ce qui nous embarrasse, nous réjouit, des histoires du passé ou de l'avenir, la vérité ou n'importe quoi, tout est possible. On dit ce qu'on a envie de dire à ce moment-là".

D'abord sceptique, la narratrice retourne plusieurs fois dans la pièce hexagonale, se perdant systématiquement dans les bois avant de retrouver son chemin. Il lui faudra plusieurs visites pour enfin se délivrer d'un secret qui lui pèse et pourrait être la clé de ses souffrances physiques et psychiques.

J'ai déjà écrit à quel point j'étais fascinée par la capacité de certains auteurs à dire beaucoup en peu de mots, dans une simplicité presque déconcertante. A coup sûr, Yoko Ogawa fait partie de ceux-là. Son récit - court, presque banal -  nous plonge dans une atmosphère feutrée, un peu mystérieuse, quasi envoûtante. Si elle nous mène sur les chemins de l'introspection, l'auteur le fait subtilement, par petites touches. Maniant avec brio l'art de la métaphore, elle évoque plus qu'elle n'explique. Mais au final, c'est bien du pouvoir de la parole dont il s'agit : la parole libératrice, les mots qui libèrent des maux.

dimanche 3 novembre 2013

Un an... et un petit tour en Afrique !

48 romans, 26 pays... il y a un an, lorsque j'ai créé ce blog, je ne savais pas encore jusqu'où vous emmèneraient mes lectures ! Merci à vous qui me suivez depuis le début ou qui m'avez rejointe en cours de route, qui me lisez fidèlement ou épisodiquement. Merci aussi pour vos petits messages de partage et d'encouragement.

Qu'en pensez-vous : on continue ? Je suis partante mais j'aimerais, pour une fois, vous lire. Savoir, en deux mots ou dix lignes, qui vous êtes, ce que vous lisez, ce que vous aimez (ou pas !) dans ce blog. La parole est à vous ! Quant à moi, pour ne pas faillir, je vous propose, pour ce premier anniversaire, de découvrir l'âme des conteurs africains à travers un roman original et surprenant.


Mémoires d'un porc-épic
Alain Mabanckou
Points n°1742
Prix Renaudot 2006

Rationalistes de tous bords, ceci n'est pas pour vous ! Voici un roman qui fait la part belle à la symbolique, au mythe, à la légende... qui nous entraîne dans une Afrique de sorciers et d'utilisateurs de fétiches, d'animaux dotés de pouvoirs extraordinaires, de cadavres capables d'identifier un meurtrier... Mais si le conte et la parole vous enchantent, ne passez pas à côté de ce roman savoureux.

Quelque part dans la forêt, à l'ombre d'un baobab qu'il prend pour confident, un vieux porc-épic entreprend de raconter sa vie. Et, croyez-moi, une telle vie mérite bien un roman ! Car il ne s'agit pas d'un simple représentant de l'espèce animale : ce porc-épic fut, durant une grande partie de son existence, le double nuisible d'un certain Kibandi, un individu sans pitié coupable de nombreux crimes. Des crimes qu'il n'accomplit pas de ses propres mains mais qu'il fit exécuter par son double, lequel armé de piquants acérés, n'eut d'autre choix que de s'y soumettre. Alors dans une longue confidence, étonné d'être encore en vie après que Kibandi eut trépassé, le porc-épic raconte : sa vie au milieu de la brousse et de ses congénères, l'enfance de son maître, la cérémonie d'initiation qui les fit se rencontrer, les premiers meurtres... Et la parole libère, c'est bien connu ; elle "délivre de la peur de la mort". Une fois la confidence entamée, le flot ne s'arrête plus. Dans une longue phrase sans points ni majuscules, simplement scandée par quelques chapitres, le porc-épic - philosophe à ses heures, formidable conteur et doté d'un bon sens redoutable - se libère enfin de tout ce qu'il a accompli par devers lui. Ce faisant, il se révèle, au fil des pages, étonnement attachant !

Je ne connais pas l'Afrique noire mais j'aime les contes et les mythes. J'ai retrouvé ici les souvenirs d'un excellent cours d'art africain où les masques, et tout ce qu'ils représentent lors des cérémonies initiatiques, m'avaient fascinée. Ces "Mémoires de porc-épic" sont bien plus qu'une fable : un modèle de narration et d'humour pour nos esprits cartésiens. Un véritable remède à une pensée en manque de créativité !