Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 31 janvier 2016

Contre-enquête sur la mort d'Emma Bovary

Philippe Doumenc
Babel n°932

Et si Emma Bovary ne s'était pas suicidée ? C'est en tous cas ce que pense l'un des médecins appelés à son chevet lorsque, dans un dernier soupir, elle prononce ces mots : "Assassinée, pas suicidée". Qui plus est, le corps présente des ecchymoses. Il n'en faut pas davantage pour dépêcher deux policiers de Rouen afin d'enquêter, semant le trouble au sein de la bourgeoisie provinciale d'Yonville.

Car autour d'Emma se pressent un certain nombre de personnages hauts en couleurs, à commencer par son mari dont l'infortune notoire constitue un excellent mobile de meurtre. Tout le monde sait que l'attitude d'Emma n'était pas exemplaire et Rodolphe, son amant, figure lui aussi sur la liste des suspects. Tout comme le pharmacien Homais qu'Emma ne laissait pas indifférent et son épouse animée par une jalousie féroce, ou encore Mr Lheureux, le vendeur de frivolités chez qui Emma dépensait beaucoup d'argent... 

Tout ce beau monde se retrouve autour du cercueil lors des funérailles ; Gustave Flaubert en personne y fait une courte apparition ! Car c'est là l'un des nombreux talents de Philippe Doumenc qui mêle habilement les différents niveaux de fiction dans sa réappropriation de l'histoire d'un des personnages phares de la littérature française. Sous couvert de nous révéler les circonstances exactes de la mort d'Emma Bovary, l'auteur multiplie les références, allant jusqu'à citer... Flaubert lui même. A travers une enquête policière en bonne et due forme (en témoignent les nombreux comptes-rendus d'auditions), il dénonce les travers de la bourgeoisie à la manière d'un Chabrol de la meilleure veine. Avec ce polar littéraire, Ph. Doumenc réussit un pari osé et donne envie, une fois les dernières pages lues, de se replonger dans ses classiques !


dimanche 24 janvier 2016

Immortelle randonnée - Compostelle malgré moi

Jean-Christophe Rufin
Folio n°5833


Ce ne devait être qu'une marche solitaire destinée à restaurer une condition physique un peu diminuée et à se remettre les idées en place avant d'entamer la rédaction d'un nouveau roman. Des chemins, il y en a des dizaines bien sûr, GR ou autres sentiers de randonnée, qui auraient pu faire l'affaire. Mais Compostelle s'est imposé à J.C. Rufin avant même qu'il en prenne pleinement conscience : "Le virus de Saint-Jacques m'avait profondément infecté. J'ignore par qui ou par quoi s'est opéré la contagion. Mais, après une phase d'incubation silencieuse, la maladie avait éclaté et j'en avais tous les symptômes".

Commence alors la phase incontournable de préparation et la délivrance de la credencial ("passeport" que le pèlerin fait valider à chaque étape) avant d'entamer les quelque 800 km du Chemin du Nord qui relie Hendaye, point de départ de l'auteur, à St-Jacques. 

Jean-Christophe Rufin n'a pas pris de notes ni tenu de carnet de voyage. Il fait appel à sa mémoire, aux souvenirs qui remontent peu à peu pour nous faire partager ce chemin autant physique que spirituel, cette transformation progressive en "routard" de Compostelle, à la rencontre de personnages étonnants, attachants..., de paysages tantôt idylliques, tantôt déprimants - car le chemin passe aussi par le béton et l'urbanisation à outrance. Loin de décrire une sorte de "pèlerinage idéal" qui pourrait tromper le lecteur, Rufin livre avec humour et autodérision les différentes phases par lesquelles il est passé. Car le chemin de St-Jacques, ce sont de grands moments d'émerveillement et de belles rencontres, mais c'est aussi la douleur physique, le doute, la solitude... Au bout du compte, ce récit n'est-il pas celui d'un voyage qui mène à soi ? Et ce chemin là est sans fin. L'auteur ne dit rien d'autre dans les dernières lignes de son récit : "C'est une erreur de penser qu'un tel voyage n'est qu'un voyage et que l'on peut l'oublier, le ranger dans une case. Je ne saurais pas expliquer en quoi le Chemin agit et ce qu'il représente vraiment (...). C'est bien pour cela que, d'ici peu je vais reprendre la route. Et vous aussi".

A défaut de prendre la route vers St-Jacques, accompagner Rufin est un véritable plaisir de chaque ligne ! Et qui sait ? L'envie vous prendra peut-être, au détour d'un paragraphe, de chausser vos bottines, de remplir votre sac à dos et de vous perdre sur les chemins de traverse ! 



"Lorsque, comme moi, on ne sait rien de Compostelle avant de partir, on imagine un vieux chemin courant dans les herbes..." 

dimanche 17 janvier 2016

Histoire du siège de Lisbonne

José Saramago
Traduit du portugais par Geneviève Leibrich
Points n° P619


J'ai déjà fait mention, dans ces pages, de mon admiration pour les traducteurs. Grande consommatrice de littérature étrangère, je suis d'autant plus sensible à leur travail que si j'ai plaisir à voyager par mes lectures, je suis aussi très attachée à la beauté de la langue. Aussi ma curiosité fut-elle titillée en découvrant la 4e de couverture : on y lit que le personnage principal de ce roman, Raimundo Silva, est un traducteur qui décide de prendre quelques libertés avec le texte d'origine sur lequel il travaille.

Voilà un homme dévoué à son métier, consciencieux, fidèle à la même maison d'édition depuis plusieurs années. Un homme à la vie aussi rangée que le sont les mots dans les pages d'un dictionnaire ! Un homme qui pourtant, alors qu'il traduit un ouvrage laissant peu de place à la fantaisie, décide de changer un oui en non non, les Croisés n'aideront pas Dom Alfonso Henriques à reconquérir Lisbonne ! Ce qui a pour conséquence de modifier considérablement le sens de l'histoire,  mais pas seulement : ce faisant, R. Silva n'imagine pas à quel point il va bouleverser également le cours de sa propre existence ! Car rapidement, l'erreur est découverte et le traducteur vertement tancé par ses patrons ! Seule la nouvelle chef de service, Maria Sara, semble trouver un certain intérêt à la chose - à moins que ce ne soit le traducteur lui-même qui éveille sa sympathie !

Dès lors, Saramago nous mène sur un double chemin : celui du traducteur invité par Maria Sara, dont il tombé amoureux, à réécrire l'histoire au départ de ce oui changé en non et celui du siège de Lisbonne, aventureux, foisonnant, conté avec verve et panache. Les récits s'entremêlent dans un style narratif qui sied particulièrement bien au sujet : phrases longues et peu ponctuées, texte quasi ininterrompu confèrent un rythme soutenu à l'ensemble. L'humour et l'érudition de l'auteur achèvent de rendre la lecture de ce livre passionnante et exaltante.