Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

samedi 19 mars 2016

De l'art d'ennuyer en racontant ses voyages

Matthias Debureaux


Si, comme Sacha Guitry, vous pensez que "Les voyages, cela sert surtout à embêter les autres une fois que l'on est revenu", plongez vous sans hésiter dans ce petit opus qui vous ravira ! Et si, comme moi, vous trouvez les voyages indispensables à votre existence, lisez-le aussi : je suis prête à parier que vous rirez de bon coeur de la prose de l'auteur mais aussi de vous-même. 

Car soyons franc : qui n'a jamais pris plaisir à raconter l'une ou l'autre anecdote, comme celle du singe vous ayant dérobé votre pique-nique alors que vous visitiez un temple hindou, celle du tuc-tuc poussif dont le moteur a explosé en pleine côte ou celle de ce trajet atroce où vous avez cru mourir 100 fois dans un minibus qui vous ramenait d'un petit coin de paradis marocain vers l'aéroport... j'en passe et des meilleures ! Matthias Debureaux, lui, a listé tout ce qu'il y a de plus caricatural dans les récits de voyage : des expressions aux clichés, en passant par les insupportables manies des "exploraseurs".

Lorsque vous aurez fini de parler de vos "vrais amis du bout du monde", des "anges gardiens semés sur votre route", des "Italiens qui aiment les enfants et des Cubains qui ont le sens de la fête", n'oubliez pas de montrer vos photos ! "Une image valant mille mots, rapportez dix mille images. En dessous de ce chiffre, considérez votre voyage comme inachevé". 

En voici une de ces photos, prise dans un village de pêcheur au Cambodge. L'exploraseuse que je suis sans doute à mes heures n'en dira pas davantage mais n'hésitez pas, de votre côté, à y aller de votre commentaire !






dimanche 6 mars 2016

L'ours est un écrivain comme les autres

William Kotzwinkle
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nathalie Bru
10/18 n°5015


C'est l'histoire d'un ours qui se prend pour un homme et celle d'un homme qui devient un ours ! L'homme, c'est Arthur Bramhall, professeur d'université et écrivain, persuadé d'avoir commis l'oeuvre du siècle, ou presque ! Echaudé par la perte d'un premier manuscrit qui a fini en cendres après un incendie, il décide d'enterrer sa prose au pied d'un arbre afin de la protéger. 
A peine a-t-il le dos tourné qu'un ours, qui n'a rien perdu de la scène, s'en vient déterrer la mallette, pensant découvrir quelque douceur apte à combler sa gourmandise. Une fois la déception passée de n'y trouver que du papier, l'animal réalise qu'il y a là une opportunité formidable : faire éditer le livre en se faisant passer pour l'auteur et accéder ainsi au monde des humains, lesquels ont des supermarchés, des frigos, des buffets... remplis de sucreries !

Le manuscrit sous le bras, vêtu d'un costume qui lui donne belle allure, notre plantigrade se rend à New-York où, rapidement, il devient la coqueluche du monde de l'édition sous le nom de Dan Flakes. Personne ne peut résister à cet écrivain charismatique, venu d'on ne sait où, au comportement insaisissable et aux paroles souvent décalées... mais puisqu'il est l'auteur d'un tel chef-d'oeuvre, on ne peut que l'encenser ! Et tous, des attachés de presse aux journalistes en passant par les éditeurs, le hissent au pinacle de telle manière que, rapidement, son livre caracole en tête des ventes.

Et Arthur Bramhall, me direz-vous ? Dépité de s'être fait voler son manuscrit par un ours, il entreprend des recherches pour tenter de retrouver l'animal. Mais celles-ci s'avèrent vaines et, progressivement, il s'éloigne du monde des humains et se réfugie dans la nature, jusqu'à trouver un certain répit dans une caverne où il entre en hibernation !

Qu'un écrivain se moque à ce point de son univers est assez drôle car, on l'aura compris, au-delà de l'humour typiquement anglo-saxon qui sous-tend ce livre, la satire du monde de l'édition est bien réelle et chacun - si vous me passez l'expression - en prend pour son grade ! Les médias ne sont pas épargnés, eux qui sont capables de créer le buzz de toute pièce ou d'ignorer un talent au prétexte qu'il ne fait pas partie du cénacle !

Mais tout à une fin, même le succès. Et quand on y a goûté, c'est comme le sucre : il est difficile de s'en passer - surtout pour un ours qui a plus d'un tour dans son sac !


dimanche 28 février 2016

Parole perdue

Oya Baydar
Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy
10/18 n°4891


Bien que chez nous elle ne jouisse pas de la même notoriété qu'Orhan Pamuk ou Elif Shafak, Oya Baydar est une figure importante de la littérature turque. Née à Istanbul en 1940, elle publie son premier roman à l'âge de 17 ans avant de passer dans les rangs du marxisme et de s'engager dans une carrière politique. Arrêtée en 1971 à la suite du coup d'Etat, elle est emprisonnée pendant deux ans avant de s'exiler en Allemagne jusqu'en 1991. C'est à cette époque qu'elle rejoint la Turquie et renoue avec la littérature. Sociologue de formation, femme engagée, Oya Baydar livre avec Parole perdue un roman puissant qui mêle habilement destins personnels et histoire collective. 

Les personnages de Baydar sont des êtres en souffrance. Omer Eren est un écrivain en panne d'inspiration, et sa femme Elif, une scientifique de renom dévorée par l'ambition. Leur blessure s'appelle Deniz. C'est leur fils unique, un être sensible que les aspirations démesurées de ses parents à son égard ont fragilisé un peu plus encore. Ne se sentant pas à la hauteur des attentes parentales, Deniz a préféré les fuir et s'installer sur une île norvégienne où il élève seul son fils après que sa femme ait été victime d'un attentat à Istanbul.
L'autre couple de ce roman est constitué de Zelal et Mahmut, deux jeunes Kurdes qui ont fui les montagnes et se sont trouvés, eux aussi, dans la trajectoire d'une balle perdue. Elle a été grièvement blessée et a perdu l'enfant qu'elle attendait.

Omer rencontre Mahmut et décide d'aider ces jeunes gens : expiation de l'amour qu'il n'a pas su donner à son fils mais aussi désir de porter leur voix et, à travers eux, celle d'un peuple opprimé qu'il a défendu dans sa jeunesse à travers des écrits virulents. Pour mieux les comprendre, il part aux confins de l'Anatolie découvrir un monde en souffrance et en révolte, soucieux de préserver son identité.

Dans une longue incantation, Oya Baydar bascule constamment du désir de parole des uns au désir de parole des autres. Dénonçant la violence et les conditionnements familiaux, politiques ou géographiques, elle pose la question fondamentale du choix, de la liberté de suivre sa propre trajectoire. Dans ce roman où chacun fuit quelque chose ou quelqu'un, on lit aussi l'espoir d'une réconciliation mais le chemin est long et semé d'embûches, et la violence présente à chaque pas. Un roman sombre mais nécessaire qui ne vous lâche pas une fois la dernière page tournée et permet de comprendre un peu mieux l'actualité que les médias nous déversent quotidiennement.



Aux confins de l'Anatolie




dimanche 14 février 2016

La note secrète

Marta Morazzoni
Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli
Babel n°1348


La jeune comtesse milanaise Paola Pietra est âgée d'à peine 13 ans lorsque son père et sa belle-mère la confient aux religieuses du couvent de Sainte-Radegonde. La communauté est menée d'une main de fer par une mère abbesse austère mais heureusement, le quotidien de la jeune fille est adouci par la présence de soeur Rosalba, la chef de choeur des religieuses. Lors des répétitions, celle-ci détecte très vite chez Paola un don particulier pour le chant servi par une magnifique voix de contralto. 

Au gré des offices, prenant conscience du plaisir qu'elle a à chanter, Paola découvre aussi à quel point elle se sent prisonnière de la clôture du couvent, elle qui ne connaît rien du monde. Lors d'une messe solennelle, sa voix fait vibrer les murs de l'église alors qu'elle chante le Stabat Mater dont Pergolèse vient d'achever la composition. Mais les murs ne sont pas les seuls à vibrer : depuis plusieurs semaines, un diplomate anglais fréquente assidûment l'église du couvent. Il est prêt à tout pour découvrir le visage de celle dont le timbre le touche profondément. Quant à Paola, à la faveur d'un évanouissement et de bras qui la soutiennent, elle est submergée par un violent désir d'amour et de liberté. Il n'en faudra pas davantage pour bouleverser le destin de la jeune fille. Mais dans cette Italie du 18e siècle, la liberté a un prix et Paola n'entend pas passer sa vie à se cacher, dût-elle prendre des risques.

De cette trame romanesque inspirée d'un fait réel, Marta Morazzoni tire le portrait d'une jeune fille puis d'une femme éprise d’authenticité. Roman d'amour et d'aventure, la Note secrète est aussi le reflet d'une époque et de ses moeurs à travers le regard acéré de l'auteur qui n'hésite pas à dénoncer les travers de l'église, du pouvoir politique ou de la société italienne et anglaise. 

On appréciera particulièrement le style de Marta Morazzoni qui n'hésite pas à intervenir et à ponctuer son texte de nombreux inserts personnels, ne se contentant pas d'être une simple narratrice mais faisant entendre, elle aussi, sa voix.


Pour écouter le Stabat Mater, cliquez ici

dimanche 7 février 2016

L'histoire la plus incroyable de votre vie

Chitra Banerjee Divakaruni
Traduit de l'anglais (Inde) par Mélanie Basnet
Picquier Poche


Ils sont neuf inconnus réunis dans une même attente au service des visas d'un consulat indien aux Etats-Unis. Alors qu'ils espèrent être appelés au guichet, un tremblement de terre se produit, détruisant en partie le bâtiment dans lequel ils se trouvent. Heureusement, aucun d'entre eux n'est grièvement blessé mais, dans l'impossibilité de sortir, une urgence s'impose : organiser leur survie. Dans un premier temps, ce sont surtout les besoins élémentaires qui les occupent : se nourrir, s'hydrater, se mettre à l'abri d'un éventuel éboulement...

Commence alors une longue attente où peu à peu, sous l'effet de l'anxiété, les esprits s'échauffent. Afin de ramener un peu de calme et d'occuper le temps, l'un d'entre eux propose que chacun raconte une histoire. Mais pas n'importe laquelle : l'histoire la plus incroyable de leur vie, ce moment particulier qui a profondément modifié le cours de leur existence.

Amours contrariées, enfance traumatisante, tentative de suicide... tous se dévoilent peu à peu, livrant à de parfaits inconnus la part la plus intime de leur être. Dans ce lieu dont ils ne savent pas s'ils sortiront vivants, chacun écoute avec le plus profond respect, faisant fi des différences de cultures, de religions... L'empathie qu'ils développent modifie profondément leur perception de ces heures difficiles. 

Ce huis clos que l'on imaginerait sans difficulté sur une scène de théâtre se lit d'une traite tant l'auteur a su rendre attachantes les narrations de ses personnages. En filigrane, la question de la délivrance constitue une sorte de point d'orgue mais c'est surtout le pouvoir des mots - véritables guérisseurs de l'âme - qui donne toute sa force au récit. 


Temple de Brihadesvara, Tanjore (Tamil Nadu) 

dimanche 31 janvier 2016

Contre-enquête sur la mort d'Emma Bovary

Philippe Doumenc
Babel n°932

Et si Emma Bovary ne s'était pas suicidée ? C'est en tous cas ce que pense l'un des médecins appelés à son chevet lorsque, dans un dernier soupir, elle prononce ces mots : "Assassinée, pas suicidée". Qui plus est, le corps présente des ecchymoses. Il n'en faut pas davantage pour dépêcher deux policiers de Rouen afin d'enquêter, semant le trouble au sein de la bourgeoisie provinciale d'Yonville.

Car autour d'Emma se pressent un certain nombre de personnages hauts en couleurs, à commencer par son mari dont l'infortune notoire constitue un excellent mobile de meurtre. Tout le monde sait que l'attitude d'Emma n'était pas exemplaire et Rodolphe, son amant, figure lui aussi sur la liste des suspects. Tout comme le pharmacien Homais qu'Emma ne laissait pas indifférent et son épouse animée par une jalousie féroce, ou encore Mr Lheureux, le vendeur de frivolités chez qui Emma dépensait beaucoup d'argent... 

Tout ce beau monde se retrouve autour du cercueil lors des funérailles ; Gustave Flaubert en personne y fait une courte apparition ! Car c'est là l'un des nombreux talents de Philippe Doumenc qui mêle habilement les différents niveaux de fiction dans sa réappropriation de l'histoire d'un des personnages phares de la littérature française. Sous couvert de nous révéler les circonstances exactes de la mort d'Emma Bovary, l'auteur multiplie les références, allant jusqu'à citer... Flaubert lui même. A travers une enquête policière en bonne et due forme (en témoignent les nombreux comptes-rendus d'auditions), il dénonce les travers de la bourgeoisie à la manière d'un Chabrol de la meilleure veine. Avec ce polar littéraire, Ph. Doumenc réussit un pari osé et donne envie, une fois les dernières pages lues, de se replonger dans ses classiques !


dimanche 24 janvier 2016

Immortelle randonnée - Compostelle malgré moi

Jean-Christophe Rufin
Folio n°5833


Ce ne devait être qu'une marche solitaire destinée à restaurer une condition physique un peu diminuée et à se remettre les idées en place avant d'entamer la rédaction d'un nouveau roman. Des chemins, il y en a des dizaines bien sûr, GR ou autres sentiers de randonnée, qui auraient pu faire l'affaire. Mais Compostelle s'est imposé à J.C. Rufin avant même qu'il en prenne pleinement conscience : "Le virus de Saint-Jacques m'avait profondément infecté. J'ignore par qui ou par quoi s'est opéré la contagion. Mais, après une phase d'incubation silencieuse, la maladie avait éclaté et j'en avais tous les symptômes".

Commence alors la phase incontournable de préparation et la délivrance de la credencial ("passeport" que le pèlerin fait valider à chaque étape) avant d'entamer les quelque 800 km du Chemin du Nord qui relie Hendaye, point de départ de l'auteur, à St-Jacques. 

Jean-Christophe Rufin n'a pas pris de notes ni tenu de carnet de voyage. Il fait appel à sa mémoire, aux souvenirs qui remontent peu à peu pour nous faire partager ce chemin autant physique que spirituel, cette transformation progressive en "routard" de Compostelle, à la rencontre de personnages étonnants, attachants..., de paysages tantôt idylliques, tantôt déprimants - car le chemin passe aussi par le béton et l'urbanisation à outrance. Loin de décrire une sorte de "pèlerinage idéal" qui pourrait tromper le lecteur, Rufin livre avec humour et autodérision les différentes phases par lesquelles il est passé. Car le chemin de St-Jacques, ce sont de grands moments d'émerveillement et de belles rencontres, mais c'est aussi la douleur physique, le doute, la solitude... Au bout du compte, ce récit n'est-il pas celui d'un voyage qui mène à soi ? Et ce chemin là est sans fin. L'auteur ne dit rien d'autre dans les dernières lignes de son récit : "C'est une erreur de penser qu'un tel voyage n'est qu'un voyage et que l'on peut l'oublier, le ranger dans une case. Je ne saurais pas expliquer en quoi le Chemin agit et ce qu'il représente vraiment (...). C'est bien pour cela que, d'ici peu je vais reprendre la route. Et vous aussi".

A défaut de prendre la route vers St-Jacques, accompagner Rufin est un véritable plaisir de chaque ligne ! Et qui sait ? L'envie vous prendra peut-être, au détour d'un paragraphe, de chausser vos bottines, de remplir votre sac à dos et de vous perdre sur les chemins de traverse ! 



"Lorsque, comme moi, on ne sait rien de Compostelle avant de partir, on imagine un vieux chemin courant dans les herbes..."