Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 28 février 2016

Parole perdue

Oya Baydar
Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy
10/18 n°4891


Bien que chez nous elle ne jouisse pas de la même notoriété qu'Orhan Pamuk ou Elif Shafak, Oya Baydar est une figure importante de la littérature turque. Née à Istanbul en 1940, elle publie son premier roman à l'âge de 17 ans avant de passer dans les rangs du marxisme et de s'engager dans une carrière politique. Arrêtée en 1971 à la suite du coup d'Etat, elle est emprisonnée pendant deux ans avant de s'exiler en Allemagne jusqu'en 1991. C'est à cette époque qu'elle rejoint la Turquie et renoue avec la littérature. Sociologue de formation, femme engagée, Oya Baydar livre avec Parole perdue un roman puissant qui mêle habilement destins personnels et histoire collective. 

Les personnages de Baydar sont des êtres en souffrance. Omer Eren est un écrivain en panne d'inspiration, et sa femme Elif, une scientifique de renom dévorée par l'ambition. Leur blessure s'appelle Deniz. C'est leur fils unique, un être sensible que les aspirations démesurées de ses parents à son égard ont fragilisé un peu plus encore. Ne se sentant pas à la hauteur des attentes parentales, Deniz a préféré les fuir et s'installer sur une île norvégienne où il élève seul son fils après que sa femme ait été victime d'un attentat à Istanbul.
L'autre couple de ce roman est constitué de Zelal et Mahmut, deux jeunes Kurdes qui ont fui les montagnes et se sont trouvés, eux aussi, dans la trajectoire d'une balle perdue. Elle a été grièvement blessée et a perdu l'enfant qu'elle attendait.

Omer rencontre Mahmut et décide d'aider ces jeunes gens : expiation de l'amour qu'il n'a pas su donner à son fils mais aussi désir de porter leur voix et, à travers eux, celle d'un peuple opprimé qu'il a défendu dans sa jeunesse à travers des écrits virulents. Pour mieux les comprendre, il part aux confins de l'Anatolie découvrir un monde en souffrance et en révolte, soucieux de préserver son identité.

Dans une longue incantation, Oya Baydar bascule constamment du désir de parole des uns au désir de parole des autres. Dénonçant la violence et les conditionnements familiaux, politiques ou géographiques, elle pose la question fondamentale du choix, de la liberté de suivre sa propre trajectoire. Dans ce roman où chacun fuit quelque chose ou quelqu'un, on lit aussi l'espoir d'une réconciliation mais le chemin est long et semé d'embûches, et la violence présente à chaque pas. Un roman sombre mais nécessaire qui ne vous lâche pas une fois la dernière page tournée et permet de comprendre un peu mieux l'actualité que les médias nous déversent quotidiennement.



Aux confins de l'Anatolie




dimanche 14 février 2016

La note secrète

Marta Morazzoni
Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli
Babel n°1348


La jeune comtesse milanaise Paola Pietra est âgée d'à peine 13 ans lorsque son père et sa belle-mère la confient aux religieuses du couvent de Sainte-Radegonde. La communauté est menée d'une main de fer par une mère abbesse austère mais heureusement, le quotidien de la jeune fille est adouci par la présence de soeur Rosalba, la chef de choeur des religieuses. Lors des répétitions, celle-ci détecte très vite chez Paola un don particulier pour le chant servi par une magnifique voix de contralto. 

Au gré des offices, prenant conscience du plaisir qu'elle a à chanter, Paola découvre aussi à quel point elle se sent prisonnière de la clôture du couvent, elle qui ne connaît rien du monde. Lors d'une messe solennelle, sa voix fait vibrer les murs de l'église alors qu'elle chante le Stabat Mater dont Pergolèse vient d'achever la composition. Mais les murs ne sont pas les seuls à vibrer : depuis plusieurs semaines, un diplomate anglais fréquente assidûment l'église du couvent. Il est prêt à tout pour découvrir le visage de celle dont le timbre le touche profondément. Quant à Paola, à la faveur d'un évanouissement et de bras qui la soutiennent, elle est submergée par un violent désir d'amour et de liberté. Il n'en faudra pas davantage pour bouleverser le destin de la jeune fille. Mais dans cette Italie du 18e siècle, la liberté a un prix et Paola n'entend pas passer sa vie à se cacher, dût-elle prendre des risques.

De cette trame romanesque inspirée d'un fait réel, Marta Morazzoni tire le portrait d'une jeune fille puis d'une femme éprise d’authenticité. Roman d'amour et d'aventure, la Note secrète est aussi le reflet d'une époque et de ses moeurs à travers le regard acéré de l'auteur qui n'hésite pas à dénoncer les travers de l'église, du pouvoir politique ou de la société italienne et anglaise. 

On appréciera particulièrement le style de Marta Morazzoni qui n'hésite pas à intervenir et à ponctuer son texte de nombreux inserts personnels, ne se contentant pas d'être une simple narratrice mais faisant entendre, elle aussi, sa voix.


Pour écouter le Stabat Mater, cliquez ici

dimanche 7 février 2016

L'histoire la plus incroyable de votre vie

Chitra Banerjee Divakaruni
Traduit de l'anglais (Inde) par Mélanie Basnet
Picquier Poche


Ils sont neuf inconnus réunis dans une même attente au service des visas d'un consulat indien aux Etats-Unis. Alors qu'ils espèrent être appelés au guichet, un tremblement de terre se produit, détruisant en partie le bâtiment dans lequel ils se trouvent. Heureusement, aucun d'entre eux n'est grièvement blessé mais, dans l'impossibilité de sortir, une urgence s'impose : organiser leur survie. Dans un premier temps, ce sont surtout les besoins élémentaires qui les occupent : se nourrir, s'hydrater, se mettre à l'abri d'un éventuel éboulement...

Commence alors une longue attente où peu à peu, sous l'effet de l'anxiété, les esprits s'échauffent. Afin de ramener un peu de calme et d'occuper le temps, l'un d'entre eux propose que chacun raconte une histoire. Mais pas n'importe laquelle : l'histoire la plus incroyable de leur vie, ce moment particulier qui a profondément modifié le cours de leur existence.

Amours contrariées, enfance traumatisante, tentative de suicide... tous se dévoilent peu à peu, livrant à de parfaits inconnus la part la plus intime de leur être. Dans ce lieu dont ils ne savent pas s'ils sortiront vivants, chacun écoute avec le plus profond respect, faisant fi des différences de cultures, de religions... L'empathie qu'ils développent modifie profondément leur perception de ces heures difficiles. 

Ce huis clos que l'on imaginerait sans difficulté sur une scène de théâtre se lit d'une traite tant l'auteur a su rendre attachantes les narrations de ses personnages. En filigrane, la question de la délivrance constitue une sorte de point d'orgue mais c'est surtout le pouvoir des mots - véritables guérisseurs de l'âme - qui donne toute sa force au récit. 


Temple de Brihadesvara, Tanjore (Tamil Nadu)