Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 27 juillet 2014

La singulière tristesse du gâteau au citron

Aimee Bender
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy
Points n°3194


Le jour de ses 9 ans, Rose, les yeux brillants de plaisir, s'apprête à dévorer le gâteau au citron confectionné par sa mère pour l'occasion. La première bouchée lui suffit pour se rendre compte que, loin d'être trop acide ou trop sucré, un peu sec ou pas assez cuit, le gâteau manque d'âme. A la 2ème bouchée, Rose comprend qu'elle est capable de ressentir les émotions de ceux qui l'entourent à travers les plats qu'ils ont cuisinés. Et soudain s'impose à elle comme une évidence que "les mains habiles de (sa) mère avaient confectionné ce gâteau et son esprit avait su comment équilibrer les ingrédients, mais elle n'était pas à ce qu'elle faisait, ne se sentait pas concernée". 

Dès lors, les repas perdent de leur saveur mais gagnent en psychologie ! Et de la psychologie, il en faut pour tenir sa place dans cette famille de la middle-class américaine où le père ne vit que pour son travail, où la mère trompe son mal-être en prenant un amant et où Joe, le frère intelligent mais incapable de ressentir des émotions, est lui aussi doté de pouvoirs pour le moins particuliers...

Cette découverte transforme la vie de Rose ; ce que certains considèrent comme un don frise la malédiction pour la fillette dont le rapport au monde et aux êtres qui l'entourent se trouve complètement bouleversé. Plus moyen de manger sans être assaillie de sensations parfois bien trop fortes pour une enfant de son âge, qui étouffent ses propres émotions. La fillette devient une adolescente renfermée puis une jeune femme qui peine à se construire, jusqu'à ce que ce soit la cuisine qui lui permette de se révéler.

Avec ce roman initiatique doux-amer, Aimee Bender nous conduit dans un univers où réel et fantastique se côtoient et s'enchevêtrent sans pour autant abandonner le lecteur au bord du chemin : on est loin d'un onirisme à la Murakami ! Il faut dire que l'humour n'est jamais loin et que la petite Rose est un personnage bien attachant. Un livre à savourer en se laissant porter, sans chercher à établir ce qui est possible ou ne l'est pas.



dimanche 20 juillet 2014

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Kim Thúy
Le Livre de Poche n°32566


A la manière d'un peintre pointilliste, Kim Thúy réécrit son histoire par petites touches. Loin de reconstituer une fresque bien léchée, elle nous relate sa vie au gré de ses souvenirs et de ses émotions, un épisode ou une rencontre appelant l'autre. 

A 10 ans, la fillette vit, insouciante, à Saigon. Issue d'un milieu aisé, elle n'a d'autres préoccupations que celles des enfants de son âge : rire et s'amuser. L'arrivée des communistes dans le sud du Vietnam et les menaces qui les accompagnent obligent ses parents à quitter le pays. Comme des centaines d'autres malheureux, ils s'entassent sur un rafiot de misère qui les conduit vers l'exil : un camp de réfugiés en Malaisie, avant de gagner le Québec.

Autre continent, autre culture : la narratrice découvre la neige et le froid, apprend le français et l'anglais, et mange le riz avec une fourchette. Elle croise les gens "d'ici" tout en se remémorant les gens "de là-bas" : Marie-France, l'institutrice aux hanches rondes et aux fesses rebondies, sa cousine Sao Mai élevée comme une princesse, Madame Girard, une blonde platine à la Marilyn chez qui sa mère fait le ménage, Tante Sept et ses crises d'hystérie... Autant de figures que l'on croirait accrochées dans un pêle-mêle et qui nous font voyager du Québec au Vietnam, au rythme des souvenirs et des images.

Excédant rarement deux pages, les chapitres s'enchaînent au rythme d'associations d'idées. Loin de perdre le lecteur, ce sautillement à travers le temps et la géographie se révèle émouvant et poétique. De la fillette à l'adolescente puis à la femme et à la mère, Kim Thúy pose un regard apaisé sur les événements qui ont marqué son existence et si elle témoigne - bien qu'il ne s'agisse pas à proprement parler d'un récit autobiographique - c'est en hommage "aux gens du pays" et par souci de transmettre à ses fils ce que la vie lui a appris : "Tous ces personnages de mon passé ont secoué la crasse accumulée sur leur dos afin de déployer leurs ailes au plumage rouge et or, avant de s'élancer vivement vers le grand espace bleu, décorant ainsi le ciel de mes enfants, leur dévoilant qu'un horizon en cache toujours un autre et qu'il en est ainsi jusqu'à l'infini, jusqu'à l'indicible beauté du renouveau, jusqu'à l'impalpable ravissement".


"On oublie souvent l'existence de toutes ces femmes qui ont porté le Vietnam sur leur dos pendant que leur mari et leurs fils portaient les armes sur le leur. On les oublie parce que, sous leur chapeau conique, elles ne regardaient pas le ciel" (Saïgon © Sylvie Strobl)


dimanche 13 juillet 2014

Le jour avant le bonheur

Erri De Luca
Traduit de l'italien par Danièle Valin
Folio n°5362


Dans la vieille ville de Naples qui se remet à peine des traumatismes de la guerre, le narrateur - un jeune orphelin - traverse l'enfance et l'adolescence sous la protection bienveillante de Gaetano, un concierge d'immeuble. Avec lui, l'enfant apprend à jouer aux cartes et dépanne les habitants en effectuant quelques menus travaux. Il grandit et découvre la vie,  les premiers émois, les premiers désirs...  Entre deux parties de scapa, Gaetano égraine ses souvenirs : les années passées en Argentine, les bombardements à Naples et ce Juif caché dans une cave qui redoute à chaque instant d'être dénoncé, la libération de la ville... 

De son enfance passée, le narrateur porte en lui le souvenir du visage d'Anna, une fillette qui l'observait derrière sa fenêtre alors qu'il jouait au ballon avec les gamins du quartier et qui, un jour, a disparu. Soudainement, elle réapparaît et répond au désir du jeune homme. Malheureusement, Anna n'est pas libre : en trahissant son fiancé, un jeune voyou proche de la Camorra, elle provoque le destin. Gaetano a pressenti le drame qui va se jouer dans la cour de l'immeuble ; c'est lui qui ouvrira les portes de l'exil à son protégé en lui offrant un billet pour embarquer à bord d'un paquebot, destination l'Argentine.

C'est un roman plein d'atmosphère et de profondeur que nous livre Erri De Luca, un roman d'une grande concision dont l'économie de moyens n'a d'égal que l'émotion qu'il dégage. Chaque ligne témoigne de l'ambiance qui règne dans ce quartier de Naples et de l'affection pudique qui relie les personnages. Roman initiatique à l'écriture limpide et poétique, Le jour avant le bonheur est aussi, à sa manière, âpre comme les traces laissées par la guerre. 

dimanche 6 juillet 2014

Le gang des mégères inaprivoisées

Tom sharpe
Traduit de l'anglais par Daphné Bernard
10/18 n°4416


Dans le Nord de l'Angleterre, la famille Grope s'est illustrée depuis plusieurs décennies par un matriarcat féroce. De mères en filles, les femmes - dotées d'un physique peu engageant et d'un caractère assorti - ne choisissent leurs maris que pour leurs qualités de géniteurs. Gare à eux si par malheur ils engendrent un fils : leurs jours au sein de la famille sont comptés ! Du coup, les prétendants ne se bousculent pas au portillon. Mais peu importe : chez les Grope, quand on ne trouve pas un homme, on le kidnappe !

A quelques encablures de là, la famille Burnes coule des jours tranquilles. Au jeu des sept familles, chez les Burnes, il y a Véra, la mère, passionnée de romans à l'eau de rose ; Horace, le père, directeur de banque presque sans histoire ; et Esmond, le fils, objet d'une véritable dévotion maternelle : "Dire qu'elle était gâteuse d'Esmond ou même qu'il était la prunelle de ses yeux serait minimiser l'incroyable admiration qu'elle vouait à ce pauvre garçon. Dès qu'elle l'apercevait en public, elle ne pouvait s'empêcher d'annoncer à très haute voix : «Regardez cette créature divine. Il s'appelle Esmond. C'est l'enfant de l'amour, mon fils chéri, un véritable enfant de l'amour». Elle avait tiré cette expression des Passions d'Esmond, un roman de Rosemary Beadefield..."
Et puis il y a aussi Albert, le frère de Véra, escroc à la petite semaine, et Belinda, sa femme ; Belinda dont le nom de jeune fille n'est autre que... Grope !

Tout ce petit monde évolue sous la plume corrosive de Tom Sharpe qui ne faillit pas à la réputation qu'ont les auteurs anglais de manier l'humour avec talent. On pourrait même parler d'un humour féroce et explosif, qui ne laisse pas le lecteur indifférent. Bien sûr, la caricature est parfois un peu lourde et l'enchaînement des situations peut laisser perplexe. Mais il y a quelque chose de "Fargo" des Frères Coen dans ce livre : un dérapage incontrôlé au départ d'un événement presque anodin qui fait que tout part en vrille dans un immense tourbillon dont on ignore quand et comment il prendra fin. Chez Sharpe, après la tempête vient un dénouement qu'on aurait pu espérer un peu moins consensuel mais pourquoi pas ? Ne boudons pas notre plaisir : voilà un livre parfait pour se détendre, à la plage ou après le boulot.