Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 23 mars 2014

Une femme fuyant l'annonce

David Grossman
Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen
Points n°2895
Grand prix du meilleur roman des lecteurs de Points 2013
Prix Médicis étranger 2011


Ora est une femme et une mère abandonnée. Son mari l'a quittée et Adam, leur fils aîné, a choisi de suivre son père. Quant à Ofer, le cadet, il est sur le point d'être démobilisé et Ora a prévu de fêter l'événement en partant randonner en Galilée avec ce fils pour lequel elle ne cesse de trembler. Mais à peine rentré, Ofer s'engage pour une mission d'envergure au Liban, laissant là sa mère et ses projets. 

Terrorisée à l'idée qu'un jour on sonne à sa porte pour lui annoncer que son fils est mort au combat, Ora décide de partir. Au moins, si ce jour arrive, elle ne sera pas là pour entendre la funeste nouvelle. Emportant les sacs à dos qu'elle avait préparés et entraînant dans son sillage Avram, son amour de jeunesse, elle part arpenter les sentiers du nord d'Israël, cheminant au rythme de sa mélopée. De ses pas naissent le récit de la vie de ce fils tant aimé, mais aussi celui de ses peurs et de ses joies maternelles, de ses bonheurs et de ses déceptions de femme et de mère. Shéhérazade des temps modernes, ce n'est pas pour protéger sa propre existence que, jour après jour, Ora déroule le fil de ses histoires mais avec la conviction profonde que, ce faisant, elle protège celle de son fils.

Au gré des sentiers, des vallées, des forêts... naît aussi le récit de la vie d'Avram. Cet homme brisé par un emprisonnement dans des geôles égyptiennes où il a connu la torture, et qui semble n'être plus que l'ombre de lui-même, a profondément aimé Ora. La vie les a parfois séparés, parfois rapprochés, et ces retrouvailles imprévues leur permettent de relire leur histoire commune qui a démarré dans un hôpital, lors de la guerre des Six Jours.

Des récits d'Ora et d'Avram délivrés par petites touches qui s'imbriquent et recomposent la mosaïque de leur existence sur fond de conflit israëlo-palestinien, David Grossman a tiré le meilleur de ce que la littérature peut faire naître comme émotion. Emotion d'autant plus vive lorsque l'on sait qu'en août 2006, le fils de l'écrivain perdit la vie au Liban lors d'une opération militaire à laquelle il participait ; quelques jours auparavant, son père avait lancé un appel à la fin des combats et à l'ouverture de négociations.  Et c'est en quelque sorte pour conjurer le sort que David Grossman avait commencé l'écriture d'un roman contant l'histoire d'une mère dont le fils s'est enrôlé dans l'armée en pleine période de conflit...

Il y a urgence à lire ces lignes très belles et très touchantes. Elles nous rappellent l'horreur et l'inutilité de la guerre, mais elles nous plongent aussi dans la force des sentiments qu'un homme peut éprouver pour une femme, une mère pour son enfant... ou, plus largement, l'Homme pour l'humanité. 

Plateau du Golan, mars 2006 (© Sylvie Strobl)






dimanche 9 mars 2014

L'homme qui aimait les îles

David H. Lawrence
Traduit de l'anglais par Catherine Delavallade
L'Arbre Vengeur


"C'était un homme qui aimait les îles. Il était né sur une île, mais elle ne lui convenait pas car, en dehors de lui, il y avait trop d'habitants. Il voulait une île à lui ; pas nécessairement pour y être seul, mais pour en faire son monde à lui". Ainsi commence le récit de David H. Lawrence qui nous conte l'installation de Cathcart, son personnage, sur sa première île, entouré de quelques personnes choisies : un maçon, un charpentier, un capitaine de voilier... Un petit monde en soi qui semble vénérer "le Maître" mais qui se révèle rapidement un univers étriqué, où chacun semble mentir chaque jour un peu plus et où l'illusion d'un monde idéal ne fait pas long feu.

Qu'importe ! Une deuxième île, plus petite, moins peuplée devrait faire l'affaire. Là, notre insulaire se lance dans la rédaction d'un livre de botanique, commet l'erreur de mettre dans son lit la fille de sa servante, qui ne tarde pas à être enceinte, et s'aperçoit très vite que ce lieu n'est pas le paradis imaginé : il ne lui reste qu'à fuir !

Heureusement, le monde est vaste et les îles nombreuses : la troisième est encore plus petite et il ne s'y autorise, pour seule compagnie, que quelques moutons, un chat et les mouettes. Trouvera-t-il enfin la plénitude sur ce caillou balayé par les vents, ou l'hiver et la solitude auront-ils raison de ses derniers espoirs ?

David H. Lawrence, auteur prolifique principalement connu pour son roman l'Amant de Lady Chatterley, fut lui-même un voyageur insatiable et insatisfait. Dans cette nouvelle écrite quelques années avant sa mort et qu'il présente comme l'une de ses préférées, il révèle une misanthropie profonde qui laisse à penser que la seule île, en définitive, qui puisse satisfaire son personnage se trouve en lui. Voilà toute la dimension philosophique de ce récit en trois temps, où les tourments d'une âme angoissée font écho aux cris des oiseaux marins et où l'écriture poétique annonce avec la dernière bourrasque ce qui sera le dernier souffle.

Paul Gauguin, Paysage de Te Vaa. 


dimanche 2 mars 2014

Les Noces de Zeyn et autres récits

Traduit de l'arabe (Soudan) par Anne Wade Minkowski
Actes Sud, collection Babel n°1189


Jusqu'à la semaine dernière, j'ignorais qu'il y eut une littérature soudanaise. A dire vrai, je ne suis pas certaine qu'elle compte de multiples représentants, mais pour ce que j'ai pu en lire, il semble que Tayeb Salih soit considéré comme l'un des plus grands écrivains arabes du 20e siècle. Issu d'une famille d'agriculteurs du nord du pays, il étudia l'agronomie à Khartoum puis à Londres avant d'y enseigner, de diriger le service théâtral de la section arabe de la BBC, puis d'être représentant de l'Unesco dans le Golfe et ensuite à Paris.
Mort en 2009, il est surtout connu pour son roman "Saison de la migration vers le nord" qui lui valu le succès et, du même coup, la traduction immédiate de son oeuvre dans une vingtaine de langues.

"Les Noces de Zeyn et autres récits" nous transporte dans un village soudanais situé dans une boucle du Nil, là où la vie s'écoule au rythme du fleuve. A la grande surprise de tous, Zeyn, le fou du village, va se marier. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, suscitant les commentaires de chacun, d'autant que Zeyn ne va pas épouser n'importe quelle femme du village : c'est avec la belle Ni'ma, la fille d'un notable, qu'il va convoler. "A midi, la nouvelle était sur toutes les lèvres. Zeyn se tenait au bord du puits, au centre du village, remplissant d'eau les jarres que lui tendaient les femmes et riant avec elles comme à l'accoutumée. Les enfants rassemblés autour de lui se mirent à chanter "Zeyn se marie, Zeyn va se marier" (...). Les enfants continuaient à rire, les femmes poussaient des cris et riaient, elles aussi, et, au-dessus de tout ce vacarme, on pouvait entendre le rire de Zeyn, ce rire qui faisait partie du village depuis le jour où il était né". 

A l’effervescence des préparatifs succède la surprise face à une série de "miracles" qui interviennent dans le village : un délinquant amateur de femmes et de bonne chair devient un modèle de vertu, les récoltes de coton et de blé n'ont jamais été aussi bonnes... "C'est en effet une année extraordinaire. Des femmes résignées à ne plus enfanter enfantent. Des vaches et des brebis mettent bas jumeaux et triplés... (...) Les dattes de nos palmiers étaient si abondantes qu'on n'avait plus assez de sacs pour les mettre dedans et les emporter. Et il a neigé. Comment y croire ? De la neige tombant du ciel sur un village du désert comme le nôtre !"

Tous ces événements donnent lieu à une galerie de portraits savoureuse et à la confrontation d'idées, de traditions, de croyances... qui nous plongent dans une Afrique enjouée et exubérante. Elle nous rappelle encore, si besoin est, cette tradition de l'oralité, de la parole, de la palabre... dont ce conte paysan est un bel exemple.

La nouvelle qui suit le récit des noces de Zeyn, intitulée "Le Doum de Wad Hamid", se situe elle aussi dans un village, caractérisé par la présence d'un palmier (le doum) auquel de nombreux miracles sont attribués. 
Figure tutélaire qui apparaît dans les rêves et repousse les forces obscures, ce palmier m'a fait penser à ces arbres à clous, à loques, à béquilles... auxquels on confie ses envies de se marier, d'enfanter, ses souhaits de guérison... Ces arbres à souhaits se retrouvent un peu partout, quel que soit le continent : preuve que, où que l'on vive, dans un village africain ou indien, mais aussi dans nos villages héritiers de traditions païennes, nous avons tous besoin d'un peu de magie et de surnaturel !