Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 29 décembre 2013

La petite marchande de souvenirs

François Lelord
J. Cl. Lattès


Le nom de François Lelord ne vous est peut-être pas inconnu, sans pour autant l'associer au roman. On lui doit, en effet, les péripéties "philosophico-psychologiques" d'un psychiatre nommé Hector à la recherche du bonheur, de l'amour, du temps qui passe... En outre, il a publié conjointement avec Christophe André différents ouvrages de psychologie, dont un - fort intéressant - consacré à "La force des émotions" et un autre tout aussi passionnant sur "L'estime de soi". Outre ses compétences médicales et psychiatriques, Fr. Lelord est également un fin connaisseur du Vietnam où il a exercé durant de nombreuses années. C'est donc tout naturellement qu'il y situe l'intrigue de son roman.

Hanoï, 1995. Julien, jeune médecin en poste à l'ambassade de France, découvre à la fois les charmes de la ville, les difficultés de la langue et l'histoire du Vietnam qui se relève peu à peu après plusieurs années de guerre. Soucieux de s'intégrer au mieux dans son nouvel environnement, Julien se balade quotidiennement dans la ville, en particulier aux abords du Lac de l'Epée, endroit empreint d'une atmosphère particulière. C'est là qu'il rencontre Minh Thu (Lumière d'automne), une jeune marchande de souvenirs. Bravant les interdits, elle tente de vendre quelques cartes postales aux touristes de passage afin d'améliorer le quotidien de sa famille qui vit dans un grand dénuement. Rapidement, une sorte de reconnaissance mutuelle s'installe entre Julien et la jeune fille, faite essentiellement de regards et de non-dits.

Aux alentours de Noël, une épidémie se déclare à l'hôpital d'Hanoï. Elle ne tarde pas à inquiéter les autorités de la ville mais également l'OMS. Cléa, jeune médecin britannique en poste à l'Institut Pasteur de Saïgon, est dépêchée sur place. Julien et elle se connaissent ; ils ont vécu une histoire d'amour sans lendemain dont Cléa n'est pas tout à fait guérie. Alors que la situation sanitaire dégénère, les deux médecins partent dans les montagnes du nord d'où semble venir le virus que des scientifiques tentent vainement d'identifier. Au même moment, Lumière d'automne est arrêtée pour son commerce illicite...

Ne vous y trompez pas, La petite marchande de souvenirs n'est pas une banale histoire d'amour sous les tropique, pimentée d'un problème sanitaire destiné à faire frémir le lecteur et surtout la lectrice ! François Lelord livre un récit passionnant tant par les personnages qu'il met en scène que par sa connaissance du Vietnam. Tout en sensibilité et en finesse, il nous balade dans les rues de Hanoï dont on ressent la touffeur, nous ouvre à sa population qui n'a qu'un objectif : se reconstruire, nous fait ressentir la dignité du peuple vietnamien dans la misère... Au détour d'une phrase, il nous distille quelques repères historiques ou géopolitiques et nous ouvre à un mode de pensée  bien différent du nôtre, influencé par le bouddhisme. C'est à un véritable dépaysement que l'auteur nous invite, à une lecture emplie d'émotions et de ressenti. Pour qui a eu la chance de se balader dans les rues d'Hanoï, c'est la porte ouverte à des souvenirs qui affleurent.


Hanoï, le Lac de l'Epée (© Sylvie Strobl)


dimanche 22 décembre 2013

Zoli

Colun McCann
Traduit de l'anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre
10/18 n°4172


Zoli est tzigane et vit en Slovaquie. Elle a six ans lorsque toute sa famille, à l'exception de son grand-père, meurt sous ses yeux. Un bataillon de fascistes les a tous rassemblés sur un lac gelé et les a regardés s'enfoncer, inexorablement, lorsque la glace a cédé... Le vieil homme et l'enfant sont les seuls survivants de ce drame. C'est donc à Stanislaus qu'il revient d'élever la fillette à qui il apprend à lire et écrire, orientant ainsi, sans le savoir, son destin.

En grandissant, Zoli développe des dons de chanteuse, puis de poétesse. Lettrée grâce à son grand-père, elle chante la culture et l'histoire de son peuple dont elle fait la fierté. Jusqu'au jour où ce même peuple la renie et la condamne pour avoir osé publier, avec l'aide d'un imprimeur-poète communiste et d'un traducteur anglais, ses propres écrits. La culture tzigane est une culture de l'oralité : en fixant sur le papier des mots qui révèlent l'histoire de son peuple, Zoli a trahi les siens. Bannie par ses pairs, fuyant les persécutions, elle entreprend alors un périple à travers une Europe marquée par des évolutions géopolitiques importantes.

Le roman se déroule sur une période assez large, des années trente à 2003, et dans un espace géographique ouvert, en pleine mutation. L'Europe traverse une guerre (la seconde) puis tente peu à peu de se reconstruire et de se forger une identité. Une Europe qui, progressivement, ouvre ses frontières tout en tolérant difficilement les migrants qu'elle veut sédentariser.

Colum McCann s'est inspiré de la vie d'une poétesse polono-tsigane pour écrire son roman. Mais à travers ce cheminement individuel, c'est une histoire collective qu'il nous délivre, celle d'un peuple qui, aujourd'hui encore, fait régulièrement la Une de l'actualité. A l'heure où l'Union européenne légifère afin de favoriser l'intégration des Roms, "Zoli" nous permet de mieux cerner la réalité tzigane et d'appréhender le destin de ces peuples dont aucun Etat, à travers le temps, n'a jamais voulu assumer véritablement la particularité des modes de vie et la culture. 


dimanche 15 décembre 2013

Le Voyage de l'éléphant

José Saramago
Traduit du portugais par Geneviève Leibrich
Points n°2458


Lisbonne, 1551 : Joao III, roi du Portugal, est confronté à une question importante : quel présent offrir à son cousin, Maximilien d'Autriche, à l'occasion de son mariage ? La cour portugaise, qui veut à tout prix briller par son originalité, opte pour un présent de taille : un éléphant d'Asie arrivé de Goa deux ans auparavant, qui répond au curieux nom de Salomon. 
Encore faut-il pouvoir acheminer l'animal à Vienne ! Les moyens de l'époque étant limités, c'est à pieds, ou plutôt à pattes, que se fera la grande majorité du trajet. Qu'à cela ne tienne. Salomon n'est pas venu seul des Indes : son cornac, Subhro, était du voyage et c'est à lui que sera confiée la mission de conduire le pachyderme dans la capitale autrichienne, en passant par les plateaux de Castille, la Méditerranée, Gênes et surtout la route des Alpes.

Voilà donc l'équipage en route. Imaginez la surprise des villageois lorsque la caravane arrive. Car l'éléphant voyage en convoi : il est escorté d'un peloton de cavalerie ainsi que d'un char à boeufs transportant le fourrage destiné à le nourrir ! Chacun de s'étonner, de se méfier, d'être impressionné...  Un prêtre est bien décidé à exorciser cet animal qu'il ne juge pas très catholique alors que, quelques jours plus tard, un autre veut s'en servir pour faire croire aux miracles !

Au gré du voyage, des rencontres et des péripéties, José Saramago met en évidence la sagesse de Salomon et de son cornac, par opposition aux querelles de clocher ou de régiments qui se déroulent. La sagesse d'un éléphant, me direz-vous ? L'auteur nous raconte la légende de Ganesh, célèbre dieu à tête d'éléphant, figure tutélaire du panthéon indien et, accessoirement, dieu des voyageurs !

L'histoire - bien réelle - est plaisante et assez drôle. Mais ce qui fait l'originalité du récit, c'est avant tout la forme. Digressions, interpellations du lecteur... le tout dans un style un peu déconcertant durant les premières pages puisque le texte se présente de manière compacte, sans sauts de paragraphes ni dialogues apparents, sans majuscule là où l'usage nous y a habitués. Du coup, la lecture est assez lente et requiert une attention particulière, sans doute pour nous donner l'impression d'avancer au même rythme que Salomon ! Mais une fois ce rythme pris, il ne reste plus qu'à se laisser porter par le récit et à en savourer tant l'humour que la philosophie. 

Laissons le mot de la fin à l'auteur : "Entre parler et se taire, un éléphant préférera toujours le silence, voilà pourquoi sa trompe a tellement poussé, laquelle, outre qu'elle transporte des troncs d'arbres et sert d'ascenseur au cornac, a l'avantage de représenter un obstacle sérieux à toute loquacité incontrôlée".

dimanche 8 décembre 2013

Indian Tango

Anada Devi
Folio n°4854


Voilà un livre qui n'aurait pas déplu à Simone de Beauvoir ! Un livre qui parle de femmes, qui leur ouvre la porte au désir, au plaisir, à la liberté, mais qui témoigne aussi du poids de la tradition dans cet immense pays qu'est l'Inde.

Trois dates rythment le récit : mars, avril et mai 2004. L'Inde est en période électorale : Sonia Gandhi, "l'étrangère", emmène son parti aux élections et brigue le poste de Premier ministre. Dans une famille comme il en existe des milliers à Delhi et ailleurs dans le pays, Subhadra, la cinquantaine, lutte contre les signes de l'âge et, pire encore, contre l'image de vieillesse que lui renvoie sa belle-mère. La ménopause est proche et la matriarche voudrait l'emmener effectuer un pèlerinage à Bénarès : "la consolation des femmes ménopausées : faire la paix avec les dieux". L'opposition entre les deux femmes est forte : Subhadra ne veut pas faire ce voyage qui la mènerait directement "sur le chemin de la décrépitude".

Son quotidien ressemble à celui de tant de femmes indiennes : préparer les chapatis et le dahl, être au service de son mari et de sa belle-mère, concevoir un héritier mâle qui, devenu adulte, sera méprisant envers elle... se nier, oublier ses envies, ses désirs... jusqu'au jour où, au détour d'une rue, Subhadra tombe en arrêt devant un sitar dans la vitrine d'un magasin d'instruments de musique. Enfant, elle a appris à en jouer mais, soudainement, sans explication, le professeur n'est plus venu ; le plaisir que lui procurait la musique a alors cessé. Tandis qu'elle se remémore ses souvenirs, elle ne remarque pas qu'une silhouette la suit, la détaille, la désire. 

Cette silhouette, c'est l'autre personnage clé du roman : un personnage dont on ne sait d'où il vient, qui a mis sa carrière d'écrivain entre parenthèse parce que l'inspiration n'est plus au rendez-vous et qui, déambulant dans les rues de Delhi, est touché par le sort d'une fillette exploitée par son père, puis par cette femme chez qui tout trahit le renoncement à soi-même. Un personnage qui sera la seconde voix de ce roman polyphonique dont la narration alterne d'un chapitre à l'autre.

Indian Tango est un roman extrêmement sensuel, comme cette musique - le tango argentin - entendue un jour par Subhadra et qui lui met le corps en transe. La musique est omniprésente et la comparaison aisée entre le sitar et le corps féminin ; plus largement, c'est la sensualité d'un pays où les odeurs, les sons, les couleurs... mettent en permanence nos sens à l'épreuve qui transparaît au fil des pages. Mais avant tout, Indian Tango est le roman de la rencontre : celle de l'autre, et surtout celle de soi. Ecrit dans un style exigeant qui ne laisse guère de répit au lecteur, ce livre est à l'image du pays : multiple, fascinant, parfois dérangeant, interpellant... en un mot : bousculant !

Dans une rue de Jodhpur, une fillette danse (© sylvie Strobl)
Pour l'accompagnement musical, cliquez ici

dimanche 1 décembre 2013

Retour à Salem

Hélène Grimaud
Albin Michel


Mon premier contact avec Hélène Grimaud remonte à une quinzaine d'années. Elle venait interpréter le concerto de Schumann à Bruxelles et j'ignorais tout de cette jeune pianiste qui traversait la scène de manière discrète, toute de bleu foncé vêtue. Mais, dès les premières notes, fini la discrétion ! Une force, une puissance, un discours affirmé... la révélation d'un grand talent.
Quelques années après, la belle Hélène faisait parler d'elle pour son amour des loups. Je frissonnais lorsque, dans un documentaire, je la voyais chahuter avec ces animaux magnifiques qui la mordillaient affectueusement : je ne pensais qu'à ses mains, si précieuses !

Poursuivant une carrière musicale de haut vol, H. Grimaud se lança également dans l'écriture, là aussi avec brio ! Après ses "Variations sauvages" et ses "Leçons particulières", la voici qui nous livre un récit brillant, à la frontière du roman et de l'auto-biographie.

Au sortir d'une répétition du 2e concerto de Brahms qu'elle va interpréter à Hambourg, la narratrice se balade et entre par hasard dans la boutique d'un brocanteur. Là, parmi un fatras d'objets divers, elle trébuche sur un manuscrit d'où s'échappent des partitions : il semble se trouver là pour elle et elle n'y résiste pas. Lorsque, quelques jours plus tard, elle trouve le temps de l'ouvrir et de le regarder en détails, quelle n'est pas sa surprise de découvrir un récit signé Karl Würth - qu'elle identifie immédiatement comme étant le pseudonyme de Brahms - illustré de gravures de Max Klinger. Würth y raconte un périple dans une nature tourmentée, au bord de la Baltique : le sol spongieux, les arbres vertigineux, le silence oppressant... le plongent rapidement dans un état second aggravé par la fièvre et la peur. Peu à peu, la forêt se dévoile, les animaux se mettent à lui parler, à commencer par le loup, celui-là même à qui H. Grimaud a consacré un centre d'étude à Salem, aux Etats-Unis...

En alternance avec le récit de K. Würth, Hélène Grimaud poursuit sa narration en dévoilant ses propres émotions face aux feuillets de Würth qui s'inscrivent en parfaite résonance avec le concerto de Brahms qu'elle travaille. Comme un écho à ses propres préoccupations musicales et écologiques, la fantasmagorie de Würth fait référence à une nature en péril, meurtrie par les hommes : Hélène Grimaud, dont l'intérêt pour l'éthologie n'est plus à démontrer, développe un véritable plaidoyer pour la sauvegarde de la planète sur fond musical et littéraire, mais aussi scientifique, sans oublier de nous rappeler au passage que Salem fut le théâtre de l'exécution dramatique, au 17e siècle, de soi-disant sorcières.

"Retour à Salem" est un ouvrage brillant (presque trop !) teinté de mystère et d'irrationnel, bercé d'un romantisme exacerbé. Le lire en écoutant le 2e concerto de Brahms est une idée mais, pour ma part, c'est plutôt l'intermezzo en mi mineur des Fantaisies pour piano op. 116 qui m'a littéralement hantée durant la lecture par son côté à la fois sombre et poétique. Je vous laisse juge !



Pour écouter l'intermezzo interprété par Hélène Grimaud, cliquez ici