Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 20 octobre 2013

Certaines n'avaient jamais vu la mer

Julie Otsuka
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Editions 10/18 n°4725
Prix Femina étranger 2012


"Certaines n'avaient jamais vu la mer" : quel beau titre pour ce roman qui commence par l'embarquement de centaines de Japonaises qui, séduites par le rêve américain et par la photo d'un homme plein de charme et de prestance, ont vogué vers un mirage. Nous sommes au début du 20e siècle et l'Amérique manque de bras dans ses exploitations agricoles. Au Japon, des femmes en désespérance rêvent d'amour et d'exotisme ; des agences matrimoniales leur ont proposé en mariage des compatriotes déjà installés en Californie.

Elles ont entre 13 et 37 ans. Cheveux noirs, longs et plats, kimono usé, venant de la ville ou de la campagne, sans histoire. Elles ont appris ce que toute femme japonaise doit savoir : cuisiner, coudre, servir le thé, marcher à petits pas... Elles se voient déjà dans de jolies maisons, aux côtés de cet homme bien mis qui leur sourit sur la photo car "en Amérique les filles ne travaillaient pas aux champs, il y avait plein de riz et de bois de chauffage pour tout le monde. Et partout où l'on allait, les hommes tenaient la porte aux femmes et soulevaient leur chapeau en disant: "Les dames d'abord" et "Après vous"."

La désillusion est présente en guise de comité d'accueil lors du débarquement : aucun homme ne correspond à celui qui les a tant fait rêver. Le désenchantement est total : au fil des chapitres (La première nuit, Les Blancs, Naissances, Les enfants...), chaque page, chaque ligne témoigne du décalage entre le rêve et la réalité. Exploitées à l'envi par des propriétaires terriens soucieux de rentabiliser leurs immenses propriétés, par des notables trop heureux de l'arrivée de ces nouvelles bonnes à tout faire ; logeant dans des baraquements, loin de ces beaux lits aux draps propres et bien tirés qu'elles avaient sans doute imaginés ; déconsidérées dans ce pays dont la langue - étrange - leur échappe mais dont elles comprennent quand même les intonations lorsque, par derrière, le patron vient leur susurrer quelques mots à l'oreille... Oui, vraiment, le rêve américain se révèle vite être un cauchemar.

Pour nous compter cette histoire, Julie Otsuka - petite-fille d'immigrés japonais -  a pris le parti de ne pas se concentrer sur un personnage mais de parler en utilisant la première personne du pluriel. En privilégiant la narration collective au témoignage individuel, elle donne à son récit la force du choeur antique. Chaque parole résonne avant que la suivante s'enchaîne, tel un écho. Mélopée lancinante dont les voix s'entremêlent, litanie d'où émerge l'un ou l'autre prénom, ce récit, s'il tient du devoir de mémoire, va bien au-delà du destin de ces japonaises : c'est l'histoire de la condition féminine encore trop souvent bafouée qu'il nous relate.

© Sylvie Strobl 


dimanche 13 octobre 2013

Taxi

Khaled Al Khamissi
Traduit de l'arabe (Egypte) par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne
Babel n°1075


Khlaed Al Khamissi est producteur, réalisateur et journaliste. Le Caire, il connaît bien : c'est sa ville, celle où il est né. En 2005 et 2006, il a sillonné la capitale égyptienne en taxi, écoutant ce que les chauffeurs avaient à lui dire de la situation sociale, politique, économique... de son pays. Il en a tiré 58 courts récits pour autant de conversations qui nous permettent de prendre le pouls de l'Egypte sous Moubarak, quelques années avant qu'éclate le printemps arabe. 

A mi-chemin entre la littérature et le journalisme d'investigation, "Taxi" nous plonge dans la vie du peuple : celle des petites gens qui, bien souvent, n'ont que la débrouille pour survivre. Mais ce que l'on découvre surtout au travers de ces récits, c'est une Egypte où il ne fait bon vivre que pour les riches ; une Egypte où règnent la corruption et la violence, qui profite à ceux qui ont le pouvoir et affaiblit chaque jour davantage la population. 

En quelques lignes, Khlaled Al Khamassi nous campe des personnages et des situations avec un réel talent de conteur, sans jamais se départir d'une forme d'humour qui donne une résonance particulière à ses mots. Tantôt le narrateur est à l'écoute des chauffeurs qui ont besoin de se confier, tantôt il les questionne. Petit à petit se dessine une image de la société cairote. 

Dans cet univers plutôt masculin, les femmes ne sont cependant pas oubliées : passagères silencieuses ou surprenantes comme celle qui fait dire à un chauffeur : "Vous ne me croiriez pas si je vous racontais tout ce qui m'est arrivé (...). Ca fait plus de vingt ans que je suis taxi. J'en ai vu des histoires, mais celle qui vient de m'arriver est la plus drôle". Ce qui est arrivé à ce brave homme, c'est qu'une femme en niqab est entrée dans son taxi. Alors qu'il effectuait le trajet pour la conduire à destination, quelle ne fut pas sa surprise de la voir ôter son niqab, se retrouver en bigoudis qu'elle a ôtés, eux aussi, avant de se coiffer soigneusement, puis retirer sa jupe longue qui en cachait une beaucoup plus courte, se défaire de son chemisier qui cachait, lui, un petit haut moulant... et enfin sortir une trousse de maquillage et des chaussures à talons hauts. Devant l'effarement du chauffeur, la cliente s'est justifiée : "Je travaille comme serveuse dans un restaurant. C'est un travail respectable pour une femme respectable. Je travaille de manière honorable. Mais là-bas, il faut que je présente bien.
Chez moi et dans tout mon quartier, c'est impossible de sortir ou de rentrer comme ça, sans niqab. Une amie m'a donné un faux contrat avec un hôpital à Ataba. Ma famille croit que j'y travaille".

Et comme la débrouille est à tous les niveaux, l'amie lui prête aussi son appartement pour qu'elle puisse se changer, en échange évidemment d'une petite rétribution ! Mais ce jour-là, l'amie n'étant pas disponible, c'est dans le taxi que la femme a effectué sa métamorphose !

"Taxi" ne se lit pas d'une traite, comme un roman. C'est un livre qui se distille, que l'on ouvre le temps de deux ou trois récits puis que l'on repose, encore dans la réflexion qu'il inspire. C'est aussi un témoignage lucide mais plein de tendresse qui nous éclaire sur ce qui a amené les Egyptiens à se soulever : le besoin viscéral de vivre dans la liberté et la dignité.

dimanche 6 octobre 2013

L'eau et la terre

Séra
Delcourt Mirages
Tome 1 : L'eau et la terre 1975-1979 (préface de Rithy Panh)
Tome 2 : Lendemains de cendres 1979-1993 (préface de Bernard Kouchner)

Il y a quelques semaines, je vous présentais deux tomes d'une BD consacrée au Cambodge, L'Année du lièvre. Quelle n'a pas été ma surprise de découvrir récemment deux autres volumes consacrés au Cambodge et au génocide perpétré par les Khmers Rouges, sous la signature d'un autre dessinateur d'origine cambodgienne, Séra.

Né à Phnom Penh en 1961 et émigré en France en 1975, Séra a étudié les arts visuels à la Sorbonne où il enseigne actuellement, et publié son premier album de BD en 1985.

L'eau et la terre (1975-1979), ce sont des destins qui s'entrecroisent au lendemain de l'évacuation brutale de Phnom Penh par les Khmers Rouges. Citadins et paysans se retrouvent au milieu des rizières, sur les routes de campagnes sillonnées également par leurs bourreaux ; ceux-là même qui, voulant faire faire au peuple cambodgien un grand bond en avant, le précipitèrent en fait dans un gouffre sans fond, comme l'écrit le cinéaste Rithy Panh dans sa préface.

Ponctué de slogans de l'Angkar (le nouveau parti ouvrier du Kampuchéa), enrichi de cartes indiquant les mouvements de déportation de la population ou l'emplacement des prisons, et illustré dans une déclinaison de tons sepia, L'eau et la terre surprend d'emblée par un dessin au réalisme quasi photographique. Il en va de même pour Lendemains de cendres qui, dans une palette chromatique dominée cette fois par le vert-de-gris, relate l'invasion du pays par les troupes vietnamiennes et la chasse aux contre-révolutionnaires qui s'en suivit. Exil, déportation... la population cambodgienne continue à subir moultes pressions et violences et l'on voit à quel point le peuple cambodgien a souffert durant de nombreuses années de la folie meurtrière qui s'est emparée de ses voisins, mais aussi d'une fraction de ses "frères".

Si j'avais apprécié L'année du lièvre, je suis davantage touchée par l'oeuvre de Séra, en grande partie par la qualité du dessin. Un dessin rempli d'émotion et de sensibilité qui se suffit presque à lui-même. Le texte, tout en retenue, n'est là que pour ponctuer ce que les images nous donnent à voir. Véritable respiration dans cet univers de cruauté et de souffrance, les dernières pages de Lendemains de cendres sont illustrées d'aquarelles réalisées par Séra lors de son premier retour au Cambodge, en 1993. Un retour sur son passé et ses souvenirs d'enfance qui marque aussi, pour la population, un retour à la vie.

Derrière le site de Killing Fields, un étang rempli de lotus, comme le symbole de la paix retrouvée
(© Sylvie Strobl)