Sri Lanka, plantation de thé à Nuwara Eliya (© Sylvie Strobl)

dimanche 26 mai 2013

Le voyage de Luca

Jean-Luc Outers
Babel n°1162


A la naissance de leur fils Luca, Julie et Marian décident d'abandonner leur quotidien et de vivre "l'aventure" sur les routes des Etats-Unis. Quelques détails pratiques rapidement réglés, et les voilà au volant d'un vieux combi VW un peu brinquebalant, prêts à découvrir le pays de l'oncle Sam.

Bien sûr, il faut affronter quelques petites contrariétés, surtout lorsqu'on voyage avec un nourrisson allergique qui ne boit que du lait de soja et que l'immigration américaine, pour des raisons d'hygiène, recale le stock de boîtes de lait à l'aéroport. Mais il en faut plus pour décourager le jeune couple qui se lance dans un road-trip digne d'un guide touristique. Du Mexique aux confins du Canada, déserts, plages paradisiaques, rencontres... se succèdent, pour le plus grand plaisir (souvent) et le plus grand stress (parfois) de Luca et de ses parents.

A peine âgé d'un an, l'enfant grandit en mode nomade : "(Luca) ne trouvait rien de plus naturel que les départs. Quand nous installions notre campement quelque part, il savait que c'était provisoire. Vivre, c'était errer d'un endroit à un autre en s'arrêtant pour dormir". 

Premiers pas, premiers mots... et toujours des départs, et parfois des ruptures. Est-ce ce mode de vie qui, des années plus tard, conduira Luca adolescent aux portes de la dépression ? C'est en tous cas ce que semble penser Marian dont les conversations avec la thérapeute familiale entrecoupent et ponctuent le récit.

Ce beau texte de l'écrivain belge Jean-Luc Outers ouvre des horizons : il donne l'envie, au détour d'une page, de boucler son sac et de partir autour du monde. Mais il donne aussi la limite de ce qui peut s'apparenter à une fuite. Les personnages changent au fil du voyage et le narrateur, pour qui la paternité semblait effrayante, s'épanouit au fur et à mesure de l'évolution de son fils. Sans doute est-ce pour cela que, dans la relation avec la thérapeute, seule la voix paternelle est audible.

Gageons qu'il y a une belle part d'auto-biographie dans ce roman tout en finesse et en subtilité qui a obtenu le prix Victor-Rossel des jeunes en 2008. 

dimanche 19 mai 2013

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Mathias Enard
Babel n°1153


Le 13 mai 1506, Michel-Ange débarque à Constantinople, répondant à l'invitation du sultan Bajazat. Celui-ci rêve de jeter un pont sur la Corne d'Or et les plans que lui a proposés Léonard de Vinci n'ont pas eu l'heur de lui plaire ; il fait alors appel au "père" du David et de la Pieta.
Michel-Ange, quant à lui, s'est lassé de l'indécision du pape Jules II dont il a entrepris l'édification du tombeau mais qui peine à le payer ; après quelques hésitations, il décide de quitter Rome pour l'Orient.

Dès son arrivée à Constantinople, c'est le choc pour l'homme de la renaissance italienne. Dans cette ville plus orientale qu'occidentale, il découvre un univers où ses repères sont mis à mal. Et même s'il se laisse prendre au charme du lieu et des êtres, il ne trouve guère l'inspiration pour répondre à la commande du sultan. Entre rencontres, poésie, musique, architecture... Michel-Ange se révèle : tourmenté, peu confiant en son talent mais orgueilleux, avare de ses sentiments, artiste de génie et homme de doutes.

Dès la première ligne, j'ai été séduite par ce roman que j'ai lu avec délectation, le savourant au rythme de ses chapitres courts et réguliers. L'écriture de Mathias Enard se fait lyrique et poétique pour nous plonger dans un univers d'odeurs, de sons, de couleurs et de lumières. Il ne faut guère se forcer pour succomber à la magie stambouliote : humer les épices dans les marchés, se laisser prendre à la musicalité des poèmes persans, danser sur les accords lancinants du oud... c'est tout un univers qui se révèle par la grâce d'une plume alerte. Ce qui n'est pas sans me rappeler un autre roman dont l'écriture raffinée m'avait ravie : "Le tableau de Giacomo" de mon amie Geneviève Bergé. Roman qui - lui aussi - nous plonge en pleine renaissance italienne et que je vous recommande vivement si l'art et l'histoire vous séduisent.

Le tableau de Giacomo, Geneviève Bergé, Ed. Luce Wilquin


Istanbul, Palais de Topkapi, mai 2005 (© Sylvie Strobl)








dimanche 12 mai 2013

Debout sur la terre

Nahal Tajadod
Le Livre de Poche n°32783

Voilà un roman qui tient de la fresque historique, de l'étude sociologique et de la galerie de portraits ! Pour nous conter l'histoire de l'Iran du 20e siècle, de l'avènement du Chah au retour des ayatollahs, Nahal Tajadod nous entraîne dans une folle journée, celle de Fereydoun, réalisateur de feuilletons à succès qui doit rencontrer Monsieur V., homme politique et biographe iranien de Victor Hugo. 

Si Monsieur V. n'est pas au rendez-vous, la visite qu'effectue le réalisateur à son domicile est prétexte à quelques rencontres hautes en couleurs : Massoud l'électricien, grand amateur de cinéma qui s'est détourné peu à peu des écrans noirs pour se lancer dans une lecture stricte du Coran, Gol Bibi la cuisinière qui rêve d'un petit rôle dans un feuilleton, Eva la joueuse de tennis suédoise... mais aussi Mr Talebi, le tailleur, ou encore le jardinier. Sans oublier Ensiyeh, fille d'un chef de tribu kurde et grand propriétaire terrien, élevée comme un garçon puisque aucune des femmes épousée par son père ne lui a donné d'héritier mâle. Exilée à Téhéran à la mort de ce père dont elle défend la mémoire, Ensiyeh fait la connaissance de Fereydoun qui en tombe amoureux ; à elle seule, elle symbolise la condition de la femme en Iran.

D'une page à l'autre, d'un chapitre à l'autre, Nahal Tajadod revisite l'histoire de son pays symbolisée par diverses étapes importantes : l'interdiction du port du voile en 1936 et le retour du tchador en 1979, la confiscation des terres et des biens des chefs de tribus locaux, l'ouverture à la culture occidentale et le retour à un islamisme radical... Tout cela, l'auteur nous le relate à travers différents épisodes de vie de ses personnages. Cela tient parfois du vaudeville tant on a l'impression que les protagonistes entrent par une porte et sortent par une autre, c'est enlevé, instructif, jamais ennuyeux... et surtout, cela permet de découvrir différents aspects de ce pays dont on parle assez peu. Heureusement que des auteurs comme N. Tajadod ou Marjane Satrapi (créatrice de Persepolis et de Poulet aux prunes) ou des réalisateurs comme Jafar Panahi (Le cercle), Asghar Farhadi (A propos d'Elly) ou encore Bahman Ghobadi (Les chats persans) nous permettent d'entrouvrir une fenêtre pour découvrir la réalité de la culture et de la société iraniennes.  

De Nahal Tajadod, on lira aussi avec bonheur "Passeport à l'iranienne".